Art moderne

Gustav Klimt - La volupté de la peinture

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 26 juin 2012 - 1948 mots

En 1862 naissait à Vienne le peintre qui, décédé prématurément des suites d’une attaque cérébrale, devait léguer une œuvre d’une rare puissance. Sa ville natale lui rend hommage à travers une série d’expositions.

Année 1918. Au moment où la pire des guerres qu’a connues l’Europe est sur le point de se terminer, Vienne est frappée par toute une série de disparitions. Dans cette capitale en passe de devenir le « carrefour européen des arts et de la pensée », c’est à une véritable hécatombe que l’on assiste. Outre l’effondrement de l’Empire austro-hongrois et de la dynastie des Habsbourg, la ville voit s’éteindre quatre immenses créateurs : l’architecte Otto Wagner, 77 ans ; le graphiste Koloman Moser, 50 ans ; Egon Schiele, 28 ans, brutalement emporté par la grippe espagnole ; et enfin Gustav Klimt, 56 ans, fondateur de la fameuse « Sécession viennoise ». On peut dire qu’à Vienne, en 1918, la scène artistique est proprement décimée et que c’en est fini de l’esprit qui avait permis une sorte de confraternité entre artistes comme on n’en avait jamais vu auparavant.

L’apprentissage
Né à Baumgarten, près de Vienne, en 1862, Gustav Klimt est issu d’une famille modeste de cinq enfants dont le père était graveur sur métaux. Admis à 14 ans à suivre les cours de l’École des arts décoratifs du Musée autrichien des arts et de l’industrie, il poursuit sa formation à l’École professionnelle de peinture, installant en 1883 son propre atelier en compagnie de son frère cadet Ernst et d’un condisciple, F. Matsch. Très vite, les jeunes artistes reçoivent différentes commandes de fresques de plafonds, mais aussi des travaux indépendants de portraits, de cartons de tapisseries et de copies de maîtres.
Cette première période est déterminante. Elle situe d’emblée la démarche de l’artiste à l’ordre d’une production de peintures murales aux sujets mythologiques, symboliques et allégoriques. Après la démolition du Théâtre impérial de Vienne, Klimt participe avec ses associés à la décoration de l’édifice destiné à le remplacer. Ils sont notamment chargés de créer pour les plafonds des deux grands escaliers des scènes illustrant l’histoire du théâtre.
Les sujets ne sont pas choisis par les artistes, qui tirent au sort les emplacements qu’ils vont peindre. Entre 1886 et 1888, Klimt réalise ainsi Le Char de Thespis, Le Théâtre de Shakespeare, L’Autel de Dionysos, L’Autel d’Apollon et Le Théâtre de Taormina. Comme on le leur réclamait, ces peintures sont, jusque dans le moindre détail, d’une exactitude historique parfaite. Encore académiques, elles diffèrent des œuvres personnelles que Klimt exécutera plus tard.

La reconnaissance
Dans le même temps, le peintre est sollicité à titre personnel tant par la ville de Vienne elle-même que par différents commanditaires privés, ce qui lui permet de se construire une solide réputation dans les cercles de la haute société autrichienne, dont il effectue de nombreux portraits. Inspiré par les estampes japonaises et le symbolisme, il se dégage peu à peu des modèles convenus pour instruire un style qui va bientôt le signer. Au tournant de 1890, sa rencontre avec Emilie Flöge, qui tient une maison de couture, et sa fréquentation du milieu intellectuel viennois concourent à son émancipation artistique. En 1893, un tableau d’une vue de la grande salle du théâtre du château de Totis, qu’il peint pour le compte du baron Nicolas Esterhazy, lui vaut une médaille d’argent de la ville de Vienne.
Dans une capitale en proie à toutes sortes de luttes entre les différents groupements d’artistes qui l’animent, il gagne en considération au sein de la Künstlerhaus, la très officielle « Coopérative de la Maison des artistes », jusqu’à faire scission en 1897 et fonder avec une petite vingtaine de ses semblables la Sécession, dont il devient le premier président.
L’objectif de la nouvelle association est de redonner vie à l’univers artistique et d’organiser sur le mode communautaire un programme d’expositions sous forme d’œuvres d’art totales. Une revue – Ver Sacrum – accompagne l’action des sécessionnistes de sorte à engendrer une dynamique entre les artistes et à diffuser leur travail à l’étranger.
Idéaliste, la Sécession viennoise a aussi les pieds sur terre ; elle crée une sorte d’agence de vente des œuvres de ses membres qui lui permet non seulement d’assumer pleinement le côté matériel de l’existence, mais également de financer la construction d’un magnifique bâtiment signé Josef Maria Olbrich. À son fronton, une devise est apposée : « À chaque époque son art, à tout art sa liberté. » Tout un programme ! Celui-là même qui va caractériser l’œuvre de Klimt telle qu’elle s’imposera à l’histoire et comme en témoigne, dès 1898, la figure de Pallas Athéna qu’il peint en représentant, non sans ironie, sur la cuirasse de la déesse, une Gorgone tirant la langue aux traditionalistes.

Les critiques
Au cours des quelque vingt ans qui s’écoulent entre la fondation de la Sécession et la disparition du peintre, Gustav Klimt produit nombre de chefs-d’œuvre dont la fortune critique est encore vive. Qu’il soit traité dans le contexte de travaux décoratifs, de la pratique du portrait ou de motifs imaginaires, le thème de la femme y occupe une place centrale. Tour à tour allégorique, mythologique, fatale, identifiée, seule ou en groupe, elle est pour l’artiste la figure prétexte à toutes sortes d’expériences picturales. Il existe bien sûr d’autres représentations, comme ce Schubert au piano, détruit dans un incendie en 1945, que Klimt avait brossé en 1899 pour servir d’allégorie dans le salon de musique du palais de l’industriel Dumba.
Mais quand il est question de transformer en 1902 le pavillon de la Sécession en une sorte de temple destiné à célébrer Klinger glorifiant Beethoven, il y réalise une frise en trois parties dans laquelle l’art apparaît comme le moyen de libérer l’homme des angoisses et des souffrances de la vie. Si elle se développe sur trois murs en une suite magistrale et cohérente dont la personnification de la poésie constitue la pièce maîtresse, la nudité et la laideur des personnages féminins apparurent à de nombreux critiques comme une atteinte aux mœurs.

L’année suivante, Klimt, qui présente les esquisses des fresques qu’il a réalisées pour l’Aula Magna de l’université, est encore plus férocement attaqué. Sa façon d’y symboliser la Médecine, la Philosophie et la Jurisprudence déchaîne les passions. Ses adversaires lui reprochent l’excessive et omniprésente sensualité de son art. Le fait de mettre sur le même plan les valeurs du bien et du mal, de souligner la rigidité de l’institution et la suavité de la faute heurte la bourgeoisie viennoise qui ne tarde pas à l’accuser de pornographie. Mais rien ne peut empêcher le génie créateur d’œuvrer : « Je n’ai pas le temps de me mêler de ces querelles… Quand j’ai achevé un tableau, je n’ai pas envie de perdre encore des mois à le justifier devant la multitude. Pour moi, ce qui compte, ce n’est pas à combien, mais à qui il plaît. »

L’ornemaniste
Qu’il s’agisse des thèmes de Judith et Holopherne (1901), des Trois Âges de la femme (1905), des Serpents d’eau ou Les Amies (1904-1907), de Danaé (1907) et plus encore du Baiser (1908), tel qu’il apparaît dans la Frise Stoclet (1905-1911) du palais éponyme à Bruxelles, Klimt use d’une esthétique qui transcende le décoratif pour ouvrir sur un monde visionnaire où tout procède d’une véritable fusion alchimique. Le voyage qu’il fit en 1902 à Ravenne l’a profondément marqué, frappé qu’il a été par la somptuosité des mosaïques de sainte Apolline et de saint Vital. En quête d’une même splendeur absolue, il n’a pas recherché celle-ci à des fins mystiques mais bien plutôt extatiques. Comme en témoignent les jeux de courbes qui enveloppent ses corps, comme autant de caresses sensuelles qui les lovent au cœur d’un cocon d’or, l’art de Gustav Klimt est fondamentalement requis par le voluptueux.
À l’égal, ses portraits de femmes transforment l’anatomie en ornementation et vice versa, de sorte que l’artiste dépeint son sujet dans son entière réalité biologique. Ainsi de ceux d’Emilie Flöge (1890 et 1902), d’Hermine Gallia (1903-1904) et de la baronne Elisabeth Bachofen-Echt (1914-1916), tout comme ceux, anonymes, de Dame avec cape (1897-1898), Jeune Fille avec bas (1905-1907) ou bien encore Femme avec éventail (1917-1918).

Chacun à sa manière avoue la passion de Klimt pour le corps féminin et cette façon si personnelle qu’il a de le traiter, tantôt dans la plénitude de sa monumentalité, tantôt dans l’éclat vif or de sa chair, tantôt dans la fluidité de sa forme. Peu nombreux, ses paysages s’offrent à voir quant à eux dans le déploiement en surface d’une multitude de taches qui font du champ iconique comme un écran, voire l’écrin d’une myriade de touches colorées. La peinture y atteint un point de fusion inédit.

Biographie

14 juil. 1862 Naissance à Baumgarten en Autriche.

1897 Il fonde la Sécession viennoise dont il est le président jusqu’en 1905.

1902 Il peint la Frise Beethoven pour la XIVe exposition de la Sécession.

1908 Le Baiser est dévoilé pour l’inauguration de la Kunstschau de Vienne.

1917 Les Académies des beaux-arts de Vienne et de Munich le nomment membre honoraire.

1918 Le peintre décède à 55 ans, la même année que Koloman Moser et Egon Schiele.


Klimt, la peau et l'enveloppe

Deux types de représentations féminines dominent toute l’œuvre de Gustav Klimt : les nus et les portraits de commande. Chacun en appelle à un mode opératoire spécifique dans son traitement, tant formel que pictural, dont le résultat les distingue définitivement. Voire les oppose. Qu’elles soient l’expression symbolique d’une idée, telle que la vérité nue – Nuda Veritas (1899) –, ou la métaphore d’un mythe, celui de la maternité par exemple – Mère et enfant (1910) –, les figures nues chez Klimt sont le plus souvent étiques, s’offrant à voir dans une nudité fragilisée qu’excèdent un trait aigu et une peau lisse et blanche. Il y va d’une esthétique qui dit la difficulté d’être au monde et qui préfigure un certain malaise expressionniste. S’il se trouve quelques nus qui viennent contredire un tel sentiment, comme Danaé (1904), ronde et sensuelle, cela tient plus au sujet qu’à toute autre cause. Dans tous les cas, les nus sont traités avec une économie de moyens qui s’inscrit a contrario de la richesse chromatique des portraits de commande.

Corps enveloppés
À considérer la première version du célèbre Portrait d’Adèle Bloch-Bauer (1907), ce qui frappe d’emblée est la force de son aplomb. Cela tient à ce que la figure du modèle est tout entière prise dans le carcan d’une enveloppe qui ne dévoile qu’à peine ses épaules, qui remonte derrière le personnage et l’auréole en majesté. Il en résulte que cette enveloppe fait pleinement corps avec le fond du tableau. Se manifeste ici une esthétique qui dit une plénitude que corroborent tant l’assise pyramidale de la composition que la magnificence d’icône des couleurs employées. Pour ce qu’il suggère d’une protection et d’un bien-être, cet emploi de l’enveloppe peut connaître toutefois une sorte de dépouillement immaculé. Ainsi du Portrait de Margaret Stonborough-Wittgenstein (1905), dont la silhouette se détache du fond, ou de celui d’Hermine Gallia (1903-1904), plus flou mais non moins hiératique.


Gustav Klimt également fêté à Venise.
La lagune célèbre aussi les 150 ans de Gustav Klimt à travers l’exposition « Klimt sous le signe de Hoffman et de la Sécession » au Musée Correr jusqu’au 8 juillet. Les œuvres du peintre viennois prêtées pour l’occasion par le Belvédère et des collectionneurs privés sont entourées de celles des artistes de son temps, notamment Egon Schiele et Oskar Kokoscha. Sont aussi présentées Judith I du Musée du Belvédère et Judith II, dite Salomé, proposée par Klimt à la Biennale de Venise de 1910 et immédiatement achetée par le Musée d’art moderne de la ville. Au total, une centaine d’œuvres sont réunies dans cette exposition qui fait également la part belle à la collaboration du peintre avec l’architecte Joseph Hoffman, chef d’orchestre de l’exposition Beethoven à la Sécession en 1901-1902.

Liste des expositions programmées cet été à Vienne.
Infos pratiques sur www.wien.info/klimt2012


- « Gustav Klimt : esquisses de l’Attente et de l’Accomplissement de la frise en mosaïque du Palais Stoclet » MAK – Musée des arts appliqués/art contemporain, jusqu’au 15 juillet.

- « Klimt personnel », Musée Leopold, jusqu’au 27 août.

- « Gustav Klimt et le Künstlerhaus », Künstlerhaus, du 6 juillet au 2 septembre.


- « Klimt. La collection du Wien Museum », Wien Museum, jusqu’au 16 septembre.

- « Contre Klimt. Nuda Veritas et son défenseur Hermann Bahr », Musée autrichien du théâtre, jusqu’au 29 octobre.

- « Close-up – Gustav Klimt. Plateforme de Gerwald Rockenschaub », La Sécession, jusqu’au 4 novembre.

- « Objets à la loupe : la collection de textiles d’Émilie Flöge », Musée d’art populaire et de folklore, jusqu’au 2 décembre.

- « Sous le signe des chefs-d’œuvre : 150 ans de Gustav Klimt », Le Belvédère, du 13 juillet au 6 janvier 2013.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°648 du 1 juillet 2012, avec le titre suivant : Gustav Klimt - La volupté de la peinture

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