Art contemporain

Sol LeWitt - Les coulisses du montage

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 26 juin 2012 - 1514 mots

Pour l’artiste conceptuel disparu en 2007, «Â l’idée est l’aspect le plus important du travail ». Sauf que l’exécution de ses wall drawings requiert une organisation très précise. Reportage à Metz.

Jamais on n’aurait imaginé face aux grandes œuvres murales la quantité de travail qu’il y a derrière. Bien sûr, leur taille laissait présager un certain nombre d’heures de réalisation, mais à ce point ! Plus de soixante-dix personnes ont œuvré six jours par semaine pendant deux gros mois sur les cimaises du Centre Pompidou-Metz pour faire apparaître la plus importante rétrospective organisée en Europe depuis longtemps. Scindée entre le M-Museum de Louvain pour la partie colorée et l’institution messine pour le volet noir et blanc, l’exposition couvre presque quarante années dédiées aux dessins muraux (1968-2007), soit trente-trois œuvres réparties sur 1 200 m2. 
Particularité, Sol LeWitt est le premier à avoir écrit en 1967 dans la revue Artforum que la réalisation était subordonnée à l’idée : « Je qualifierais le type d’art dans lequel je suis impliqué d’art conceptuel. Dans l’art conceptuel, l’idée ou le concept est l’aspect le plus important du travail. Quand un artiste utilise une forme conceptuelle d’art, cela signifie que tout est arrêté et décidé préalablement et que l’exécution est une affaire de routine. L’idée devient une machine qui fait l’art. Ce type d’art n’est ni théorie ni illustration d’une théorie. Il est intuitif et lié à toutes sortes de processus mentaux. Il est, d’une façon générale, indépendant de l’habileté de l’artiste et de son savoir-faire technique. »

Douze artistes encadrant soixante étudiants
La messe est dite. Contre-pied absolu de la tradition expressionniste mais aussi du minimalisme alors à son apogée, le conceptualisme de Sol LeWitt affirmait avec radicalité son choix de déléguer la phase de concrétisation de l’œuvre pensée et écrite. De là, il n’y a qu’un pas à faire pour prétendre qu’il est donc bien facile de « se faire » un Sol LeWitt, puisqu’il suffit d’appliquer la « recette ». « Dans le cas de Sol LeWitt, précise Béatrice Gross, commissaire indépendante de l’exposition, la délégation a une véritable légitimité conceptuelle. Il ne s’agit pas seulement de déléguer la réalisation pour des raisons pratiques, il s’agit de prendre une position sur le rôle ou la fonction de l’artiste contemporain. »
De plus, ses mille deux cents wall drawings n’ont chaque fois qu’un seul propriétaire, même s’ils peuvent être prêtés dans plusieurs endroits en même temps. LeWitt n’a donc pas perverti son système, il s’y est au contraire astreint, formant ainsi une véritable armada fidèle à son service.
La nomenclature du maître, dans un premier temps basée strictement sur un système de variables autour du carré, de lignes horizontales, verticales et diagonales, est rigide, sévère et finalement bien plus complexe qu’il n’y paraît. On en a la preuve en se promenant dans les salles en cours de montage. Une soixantaine d’étudiants ont été recrutés dans les écoles de Lorraine : École supérieure d’art de Metz-Épinal, ENS architecture de Nancy, Ensa de Nancy et Esad de Reims. Ils ont été formés par une douzaine d’artistes professionnels sous l’égide de sept dessinateurs eux-mêmes accrédités par la succession de Sol LeWitt. 

John Hogan, désormais le maître des clés
En chef d’orchestre, John Hogan, assistant en chef de l’atelier. Trente-trois années de métier, un fidèle collaborateur qui connaît toutes les ficelles et encadre avec bonhomie les petites mains, concentrées et studieuses. Lorsque le MASS MoCA de North Adams a décidé de montrer jusqu’en 2033 cent cinq dessins, le laboratoire de recherche de la prestigieuse université de Yale a été mis à contribution pour encadrer et nomenclaturer la réalisation des œuvres avec l’aide d’Hogan. Un cas inédit dans l’histoire de l’art. Mais rien à voir avec la dimension entrepreneuriale d’un Hirst ou d’un Murakami, il est question ici de respecter les normes de réalisation, non d’en faire un business pour décliner du Sol LeWitt à tout-va.
D’ailleurs, l’idée de transmission est centrale dans le processus, c’est pourquoi les assistants sont recrutés dans les écoles d’art (dans le passé, Adrian Piper, André Cadere et même Alfred Pacquement, actuel directeur du Mnam, ont rempli ce rôle). Car pour un artiste qui a combattu son propre savoir-faire, celui de ses assistants est primordial. C’est là l’un des nombreux paradoxes que révèle la merveilleuse exposition du Centre Pompidou-Metz.

« Nous n’adaptons pas, nous interprétons »
Rien que de préparer les murs requiert une méthode bien particulière : le passage d’un apprêt, son ponçage et l’application de deux couches primaires. Jusqu’ici, c’est plutôt conventionnel. Mais à cela s’ajoutent la pose de deux couches de blanc et un nouveau ponçage. Seulement à ce stade, l’équipe peut s’approprier la surface munie des instructions (la légende de l’œuvre qui en donne la direction) parfois limpides et directives, d’autres fois plus souples mais plus délicates à interpréter. Hogan reprend avec plaisir cette analogie avec la création musicale : « Sol LeWitt est le compositeur et nous sommes ses interprètes. Nous n’adaptons pas, nous interprétons. » Pour ce faire, même la taille des crayons, des bâtons de craie noire ou blanche, l’essorage des chiffons utilisés pour les lavis d’encre, le nombre de couches de peinture comptent. À l’extrême.
Ce perfectionnisme peut surprendre et met à mal l’image que l’on pouvait se faire des conceptuels oublieux de la réalisation. C’est le contraire qui s’impose ici, jusqu’à la maniaquerie. Ainsi, cinq phases sont nécessaires pour bien affûter la pointe des craies. Quant au Wall Drawing #542, l’application du lavis suit un rituel précis et immuable : « wipe, boom, wipe », pour « essuyer, tapoter, essuyer », rythme et musique d’une œuvre en apparence simple, mais réellement fastidieuse à exécuter. On pouvait même penser que l’effet tacheté était produit par un pistolet
à peinture, mais l’application se fait en… dix fois !

Quel avenir pour l’œuvre d’autres conceptuels ?
Le travail derrière chaque dessin est énorme. Il faut en effet d’une semaine à un mois pour en réaliser un. Les jeunes artistes ne papotent pas ; assis en tailleur, les yeux rivés sur la surface âpre du mur, ils corrigent, effectuent de microgestes. La progression se fait dans le détail pour finaliser une œuvre monumentale, un autre paradoxe. L’in situ se mérite. Surnommé Loopy Doopy, le Wall Drawing #879 a exigé vingt jours de dur labeur, mais quel résultat ! Cette rare incursion dans le monde des boucles folles a pourtant donné du fil à retordre aux jeunes assistants avant d’obtenir le bon tempo alors même que le patron était projeté sur le mur, un comble.
Plus difficile encore est le Wall Drawing #46, dédié à l’artiste allemande Eva Hesse, dont la réalisation est le fruit d’un seul dessinateur. À lui de dessiner à main levée des lignes fluides parallèles. Sacré challenge ! On retient son souffle devant la fragilité du trait et l’immensité du mur à couvrir. « L’artiste et le dessinateur deviennent des partenaires en faisant de l’art », reconnaissait LeWitt. Le tout, toujours, sous le contrôle d’Hogan et de son équipe, la marge d’erreur devant rester faible.
Ce dispositif, bien sûr, a un coût, c’est la raison pour laquelle le CAPC de Bordeaux ne peut pas montrer ses joyaux, mais les prête de bonne grâce au Centre Pompidou. Car exposer du LeWitt implique de faire venir son équipe, un budget en soi. De toute façon, c’est le médium qui veut cela, rappelle Charlotte Laubard, directrice du CAPC. « Et qu’adviendra-t-il des œuvres de Lawrence Weiner après sa disparition ? », s’inquiète-t-elle à juste titre, précisant que ce dernier a la délicatesse d’étudier les demandes et de les valider gratuitement.

L’actuelle exposition à Bordeaux sur « L’œuvre et ses archives » met justement le doigt sur l’épineuse question de la part interprétative du musée, son rapport d’autorité à l’artiste. Le musée a dans sa collection des modèles du genre, de Daniel Buren à Philippe Decrauzat et Stéphane Dafflon, et tous n’ont pas préparé leur avenir comme l’avait anticipé LeWitt. Maintenir les standards, l’exigence, le premier d’atelier John Hogan le fait avec passion, souci de la transmission, mais certains artistes sont parfois plus impératifs.
Chez Sol LeWitt, la confiance était de mise, point important à souligner. Il ne venait qu’une fois les œuvres réalisées aux deux tiers, acceptant les variables du lavis, la valeur du trait des autres au service d’une même recherche obstinée de l’expérience du spectateur. À Metz, elle excelle en effets optiques et visuels, joue avec l’extérieur, comprend ruptures et transitions entre noir et blanc intenses et gris fumés. Sol LeWitt n’a cessé de se renouveler avec les mêmes principes de base. L’exposition lui rend hommage, démontrant avec rythme et dynamisme que le noir et blanc et la géométrie sont tout sauf ennuyeux, tout, sauf faciles. 

Autour de l'exposition

Informations pratiques.

« Sol LeWitt. Dessins muraux de 1968 à 2007 », jusqu’au 29 juillet 2013. Centre Pompidou-Metz. Ouvert du lundi au vendredi de 11 h à 18 h sauf le mardi, le samedi de 10 h à 20”‰h et le dimanche de 10 h à 18 h. Tarif : 7”‰d. www.centrepompidou-metz.fr

Sol LeWitt en Belgique.
En parallèle de la rétrospective des dessins muraux en noir et blanc de Sol LeWitt au Centre Pompidou-Metz jusqu’en 2013, le M-Museum Leuven (à Louvain en Belgique) présente l’exposition « Colors. Sol LeWitt », vingt-cinq dessins muraux parmi l’œuvre coloré de l’artiste. Jusqu’au 14 octobre 2012. www.mleuven.be

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°648 du 1 juillet 2012, avec le titre suivant : Sol LeWitt - Les coulisses du montage

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