Tzvetan Todorov - "Goya est un grand penseur"

Par Colin Cyvoct · L'ŒIL

Le 26 avril 2012 - 881 mots

Historien, essayiste, directeur de recherche au CNRS, Tzvetan Todorov est l’auteur d’ouvrages consacrés à l’analyse des sociétés, à l’histoire des idées et à l’étude des œuvres littéraires et picturales.

Colin Cyvoct : Vos derniers ouvrages, Goya à l’ombre des Lumières (Flammarion, 2011) et Les Ennemis intimes de la démocratie (Robert Laffont, 2012), font un même et terrible constat : toute société humaine, quelle que soit l’idéologie dont elle se réclame, totalitaire ou démocratique, a sa douloureuse part d’ombre...
Tzvetan Todorov : C’est un thème commun à plusieurs de mes ouvrages. Concernant Goya, mon livre porte sur sa conception de la vie commune et de l’être humain. Habituellement, on ne se pose pas de questions philosophiques à partir de l’œuvre d’un peintre. Or, je suis convaincu que les peintres produisent des œuvres qui transmettent une pensée, même si eux-mêmes n’en ont pas conscience. Pour moi, Goya est non seulement un des plus grands peintres de l’histoire européenne, mais aussi l’un de ses plus grands penseurs.

C.C : Goya, artiste officiel et artiste secret, est le premier à avoir construit deux œuvres absolument différenciées et autonomes, y compris par le style.
T.T. : Goya est exceptionnel à cet égard. Ce dédoublement, dont on ne trouve aucun équivalent dans l’histoire qui le précède et très peu dans celle qui le suit, est inauguré par un moment décisif de sa biographie, lorsqu’à la fin de l’année 1792 il subit une grave maladie qui le laisse entièrement sourd. Son œuvre s’engage alors sur deux chemins parallèles. L’un nocturne, souterrain sinon clandestin, absolument confidentiel, et l’autre diurne, officiel, ouvert au monde.
Ainsi, Goya prend très au sérieux ses dessins, leur donne des légendes, les réunit en albums, tout en ne les laissant pas sortir de son atelier. Les gravures sont en principe destinées à une large diffusion, mais lui, il retire ses Caprices de la vente, garde pour lui et ses proches Les Désastres de la guerre, ne montre à personne la série des Disparates. Pour ce qui est de la peinture, en tant que peintre officiel de la cour d’Espagne, il exécute des tableaux de commande, des œuvres religieuses et des portraits qui lui rapportent de bons revenus. Mais en même temps, il peint de petits formats destinés à quelques rares amateurs et, vers la fin de sa vie, les fameuses Peintures noires que personne ne verra de son vivant. On arrive donc à un paradoxe. Goya est un peintre tout ce qu’il y a de plus officiel et, en même temps, c’est le peintre le plus révolutionnaire qu’ait connu le XIXe siècle.

C.C : Comment expliquez-vous cette attitude de retrait de la part de Goya lors de l’occupation de l’Espagne par les armées napoléoniennes ?
T.T. : Goya fréquente un milieu animé par les idéaux des Lumières. Mais quand les armées napoléoniennes envahissent l’Espagne, il se retrouve dans une position intenable. L’occupant étranger venu propager les Lumières commet des massacres au nom de la défense des droits humains. Et la résistance espagnole, conduite surtout par les nationalistes et les religieux dont Goya se gaussait, le combat avec acharnement.
Face à ce dilemme, Goya choisit de se mettre en retrait parce qu’il a compris que la guerre, quel que soit l’objectif au nom duquel on la conduit, est une chose désastreuse, et que son devoir de peintre et d’homme est de montrer qu’elle est un moyen qui pèse plus lourd que toute fin. On tue au nom de la liberté, de l’égalité, de la fraternité comme on tue au nom du Christ et du royaume de Dieu. Dans Les Désastres de la guerre, les images montrant l’atrocité des Français alternent avec celles qui représentent la cruauté des résistants espagnols. Goya renonce à jouer la carte du patriotisme ou celle du défenseur des Lumières, prêt à apporter le bien aux peuples étrangers alors même qu’il les massacre. Ce que nous faisons aujourd’hui au cours des guerres humanitaires conduites au nom de nobles idéaux, sans tenir compte de leurs résultats concrets ni des réactions des populations.

C.C : Vous développez cette idée que chez Goya le réel n’est pas le vrai, ou, en contrepoint, que l’imaginaire n’est pas le contraire du réel…
T.T. : Goya ne réfléchit pas seulement sur les événements du monde tels que la guerre ou les idéologies, mais aussi sur la nature de la représentation. Tout au long de cette grande période qui va du XVe au XIXe siècle, la peinture occidentale a l’ambition de nous faire comprendre et connaître le monde. Goya a médité sur cette ambition, il a laissé un court traité sur ce qu’est la peinture et sur la manière de l’enseigner. Il peint les choses telles qu’il les voit, non telles qu’il les connaît par ailleurs ; en même temps, il comprend que le visible ne révèle pas forcément la vérité du monde, donc il entreprend de représenter les visions intérieures de l’esprit. Son art a de ce fait une dimension fantastique. Toutefois, à la différence des artistes d’aujourd’hui, il ne renonce jamais au monde commun au peintre et aux spectateurs, ni aux formes reconnaissables. Le but ultime de la peinture reste pour lui une meilleure compréhension du monde qui nous entoure.

Tzvetan Todorov, Goya à l’ombre des Lumières, Flammarion, 340 p., 22 euros. Et Les Ennemis intimes de la démocratie, Robert Laffont, 259 p., 20,30 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°646 du 1 mai 2012, avec le titre suivant : Tzvetan Todorov - "Goya est un grand penseur"

Tous les articles dans Médias

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque