Agnès b.

Galeriste, avec beaucoup de style !

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 1 octobre 2006 - 2090 mots

Mode, littérature, cinéma, photo, art contemporain… la styliste est une femme curieuse, passionnée, mécène. Dans l’univers de la mode, elle est à part, car « sa vraie nature », c’est l’art.

Pour celle qui s’est longtemps rêvée conservatrice, afin de vivre en intimité avec les œuvres d’art, le stylisme semblerait bien être un accident de parcours. Dès 1984, huit ans après l’ouverture de sa première boutique, elle inaugure sa galerie du Jour,  à Paris, pour donner à voir ce qu’elle aime.
Depuis, la galerie a emménagé rue Quincampoix. Et cette collectionneuse dans l’âme, dont la collection a été présentée en 2000 au CNP à Paris, s’est imposée sur la scène artistique, remettant même le prestigieux Turner Prize en 1998.

Vous êtes une collectionneuse et un mécène reconnus. Comment vous est venu cet amour de l’art ?
Agnès b. : L’art c’est ma nature, ça fait partie de ma vie. J’ai la galerie du Jour depuis vingt ans. Enfant, je dessinais beaucoup, j’étais douée. Je faisais aussi des moulages en plâtre. Je me sentais en paix quand je créais.
À treize ou quatorze ans, j’ai pensé être conservatrice de musée. Je prenais des cours aux Beaux-Arts de Versailles. Mon père était un avocat cultivé et mélomane qui m’a fait découvrir la peinture de la Renaissance en Toscane. À dix-sept ans, je me suis mariée à Christian Bourgois. Je suivais des cours à l’école du Louvre et j’ai effectué un stage à la galerie Jean Fournier. À vingt ans, j’ai divorcé et j’ai dû gagner ma vie. J’ai rencontré la directrice de Elle. À ce moment-là, je m’habillais avec des vêtements chinés aux puces. Mon look a dû lui plaire, elle m’a embauchée. J’y suis restée deux ans.

Il semblerait que vous soyez entrée dans la mode un peu par hasard ?
Je n’ai pas vécu dans l’univers de la mode. Je ne fréquente pas ce milieu. Contrairement à l’art, la mode est éphémère. J’aime mon métier, mais ce n’est pas une expression majeure pour moi.
Le vêtement c’est un moyen de se sentir bien dans sa peau et, ainsi, d’avoir l’esprit libre pour penser à autre chose.

Quelles sont vos sources d’inspiration pour la création de vêtements ?
Elles sont multiples. Je me nourris de la nature, de la rue, des voyages. Le tissu, l’imprimé, m’inspirent aussi.
Quand je crée, c’est comme un jeu. Je pense à mes amis, à la rue et au plaisir qu’un beau vêtement procure. Mais j’ai toujours pensé que j’étais styliste en attendant de faire « mes vraies choses ».

Pourtant votre carrière dans la mode est une véritable réussite…
Oui, j’ai ouvert ma première boutique rue du Jour à Paris en 1975. Un espace qui me servait aussi de bureau, d’atelier, de lieu d’expression et de rencontres, avec, aux murs, des affiches et des graffitis. Depuis j’ai ouvert plus d’une centaine de boutiques dans le monde, l’entreprise « agnès b. » emploie trois cent cinquante personnes et fabrique à 75 % pour cent en France. C’est mon challenge.
Mon entreprise est familiale, citoyenne, éthique. Je suis fidèle à mes employés : ils comptent sur moi comme je compte sur eux. En outre, produire en France dégage une certaine aura dans le monde.
Mes actions en matière d’art, je les fais à titre personnel. En tant que mécène, je ne fais prendre aucun risque à ma société. J’ai été élevée dans l’idée de partage, d’amour du prochain. L’abbé Pierre a demandé à une douzaine de personnalités qu’il a rencontrées et appréciées, de poursuivre son œuvre, « Un toit pour tous » sur le long terme. Je le ferai et avec plaisir bien sûr.

Pour vous l’art est-il politique ?
Bien sûr, cette dimension est importante. Le travail de Thomas Hirschorn dans les cités est formidable. J’aime le Keffieh de Yasser Arafat par Mona Hatoum, les photos d’Emmanuel Bovet en Irak, l’hommage à Massoud de Jean-Pierre Bertrand… Mais il n’y a pas assez d’artistes politiques.

Vous venez d’une banlieue très résidentielle, Versailles. Pourtant, vous aimez très tôt l’art de la rue, les graffitis. Comment cet intérêt est-il né ?
À la gare des Invalides, j’ai découvert les premiers graffitis, mais aussi sur les hêtres de Versailles, ou encore dans la prison du Masque de fer ! Les graffitis, ça existe depuis Lascaux.
J’aime, par exemple, les graffitis que Keith Haring avait faits dans le métro. Mes premiers pas dans l’art ont été les graffitis, les bouts d’affiches déchirées dans la rue, les cartes postales…
Quand j’ai exposé ma collection d’art contemporain aux Abattoirs à Toulouse en 2004, j’ai fait appel à des graffeurs toulousains. C’était pour moi un geste politique. Il faut arrêter de considérer ça comme du vandalisme pur. On a fait aussi un très beau film de Pablo Aravena sur les graffitis Next : a Primer On Urban Painting, qui est demandé dans de nombreux festivals.

Vos vêtements sont à la fois modernes et élégants, féminins et faciles à porter. Pour vos choix artistiques, êtes-vous conventionnelle ou avant-gardiste ?
J’aime que l’art soit là où on ne l’attend pas, qu’il me saute aux yeux. J’apprécie les œuvres qui me surprennent, que je n’ai jamais vues avant.
Regardez cette photo en noir et blanc d’Anders Petersen prise en 1968, Café Lehmitz. C’est l’instantané d’un bar de Hambourg. Un regard, la fumée, le désespoir. Et, tout à coup, une poésie sans intention, se dégage de ce lieu. Dans mes voyages, j’aime aller dans des endroits comme cela.

La galerie du Jour, ouverte en 1984, est devenue un lieu de référence « pour donner à voir ce que vous aimez » et « essayer d’inventer une nouvelle façon de faire circuler les images, de les rendre à la portée de tous ». Pourquoi, selon vous, est-il si compliqué de faire entrer l’art contemporain dans les habitudes du grand public en France ?
À Londres, il existe le Turner Prize. Les gens votent, ils peuvent exprimer un point de vue. Le monde de l’art y est beaucoup plus ouvert, plus populaire.
En France, il est très fermé, il y a une espèce d’ésotérisme qui me navre.
Certains gardent jalousement leurs connaissances, il n’y a pas de partage, les musées sont chers. Du coup les jours où ceux-ci sont gratuits, le public se gave d’expositions et ce n’est pas bon.
Pourtant il y a des lieux faciles d’accès. À la galerie du Jour (ma galerie rue Quincampoix) l’accès est bien sûr gratuit. Cet été, j’ai exposé William Eggleston, j’ai également produit un film sur lui qui va sortir en salle.

Quels sont vos artistes préférés ?
Jean-Baptiste Bruant, Michel Blazy, Hugues Reip, et aussi Claude Levêque que j’ai présenté il y a six ou sept ans. J’aime faire découvrir de jeunes artistes comme le photographe américain Ryan Mac Ginness, acteur de ses mises en scène, que j’ai été la première à exposer et qui revient dans ma galerie en novembre.
J’apprécie aussi beaucoup le travail de ma fille, Ariane Michel, plasticienne et vidéaste. Ses films ont été montrés au MoMA ainsi qu’au musée du Jeu de paume. J’aime aussi le travail d’Annette Messager, de Christian Boltanski, de Basquiat dont j’ai un autoportrait, de Douglas Gordon dont j’ai coproduit le film sur Zidane, ou encore de Pierre Klossowski dont vous pouvez admirer le grand dessin au crayon de couleur dans mon studio.

Avec Christian Boltanski, vous avez créé Point d’ironie, journal gratuit édité six fois par an et dans lequel vous donnez carte blanche, avec le rédacteur en chef Hans-Ulrich Obrist, à un artiste. S’agit-il d’un mécénat ?
Oui, c’est l’amour de l’art qui m’a embarquée dans l’aventure Point d’ironie que l’on tire entre cent mille et trois cent mille exemplaires, et que l’on distribue aux quatre coins du monde, dans les galeries, musées, cafés, écoles, cinémas, boutiques « agnès b. », pour qu’il soit accessible au plus grand nombre.
L’idée était, à l’heure de l’électronique, d’offrir des œuvres sur papier, à toucher, à lire, à encadrer, à archiver…

Vous êtes également très impliquée dans le cinéma. Qu’est-ce qui vous a poussée à produire des films ?
J’ai une longue histoire avec le cinéma. C’est Christian Bourgois, mon premier mari et grand cinéphile, qui a fait mon éducation ! Le septième art, c’est l’opéra et la littérature réunis. J’apprécie le récitatif entre les scènes, la musique sur les voix comme dans les œuvres de Godard, la diversité des styles. Voyez le festival de Cannes cette année, de Ken Loach à Almodovar !
Il y a quelques années on m’a demandé d’aider à « finir » des films, comme Seul contre tous de Gaspar Noé ou Trouble Every Day de Claire Denis, et j’ai décidé de m’impliquer plus en amont dans les projets. J’ai créé ma société Love Streams en hommage à Cassavettes. J’ai également monté une seconde structure avec Harmony Korine, nommée par lui « O’Salvation ! ». Et, nous sommes en train de finir la production de son nouveau film.

Envisagez-vous de passer un jour derrière la caméra ?
J’ai écrit un scénario, un road-movie tragique, un film contre les a priori. J’ai le projet de le tourner en avril l’année prochaine. Un fait-divers a été le point de départ. Ce sera un petit budget, un tournage en vidéo. Le film est déjà réalisé dans ma tête.

Vous possédez une impressionnante collection de photos. Faites-vous aussi quelques clichés ?
Je fais des photos depuis très longtemps. J’ai commencé par le noir et blanc : des clichés de la famille, des amis. Puis je suis passée à la couleur, aux paysages.
Depuis cinq, six ans je réalise de petits films, notamment sur mes collections de vêtements. J’ai aussi imprimé certaines de mes photos représentant des paysages de pluie, d’Irlande, de Venise, sur mes vêtements que je considère comme d’autres véhicules de l’art. Dès 1994, j’ai aussi réalisé des t-shirts avec des artistes.

Vous avez un projet de fondation artistique, où en est-il ?
Je voudrais trouver un endroit dans une banlieue comme la Seine-Saint-Denis, une friche, une usine désaffectée, où exposer ma collection d’art et où inviter des artistes en résidence. Il y aurait aussi un café, un cinéma, des salles d’expositions permanentes et temporaires. Mais en France ce n’est pas simple à monter. J’ai un projet : « B. comme bourse » pour aider des jeunes dans la discipline de leur choix.
J’aimerais embarquer dans cette aventure d’autres entreprises. Car si on attend que l’État fasse ce genre de démarche…

Vous êtes collectionneur. Vos acquisitions artistiques sont-elles raisonnées ou fonctionnez-vous avant tout aux coups de cœur ?
Ce sont des achats réfléchis qui constituent aussi des encouragements pour les artistes.
Ce qui me porte vers une œuvre, c’est l’émotion, le bien-être qu’elle me procure, les questions qu’elle me posent, l’affinité, le dialogue qu’elle engage. L’art oblige à entrer en soi, à s’écouter.

Mère de cinq enfants, votre maison est souvent pleine d’adolescents.  Est-ce, pour vous, une manière de vous remettre en question ?
Certainement. J’aime l’adolescent car il est en train de se faire, de se découvrir. Malheureusement, aujourd’hui on abîme cette jeunesse qui a tant de potentiel.
J’aime les gens en évolution, pas ceux qui sont figés. Les artistes, les musiciens sont toujours dans le doute et ils doivent être là où on ne les attend pas. Ils ont des convictions, pas de certitudes.
J’apprécie aussi les musiciens, ils ont toujours à dire sur leur œuvre, je passe beaucoup de temps à les écouter.

Que pensez-vous du marché de l’art actuellement ?
Il y a à nouveau des artistes qui vendent très cher comme dans les années 1980, mais beaucoup n’ont pas la vie facile. Heureusement, quelques collectionneurs font vivre l’art mais ils ne sont pas assez nombreux.
Pourtant à travers une collection on se dessine soi-même. On peut commencer avec peu d’argent, en achetant aux Puces, ou des multiples (comme à la galerie de Multiples rue Saint-Gilles), dans les ventes, ou en fragmentant les paiements. Quant à moi j’ai commencé vers neuf ans, j’avais accroché en bande au-dessus de mon lit tous les anges de Fra Angelico.

Biographie

1941 Agnès Troublé naît à Versailles. 1958 Mariée à l’éditeur Christian Bourgois, l’initiale de son nom deviendra sa signature de styliste : agnès b. 1973 Elle dépose sa propre marque. 1976 Première boutique ouverte à Paris. 1984 Ouverture de sa galerie d’art, rue du Jour à Paris. 1997 Agnès b. crée avec Boltanski, Point d’ironie. 2000 Elle reçoit les décorations de l’Ordre du Mérite et de Chevalier de la Légion d’Honneur. 2006 Agnès b. projette de créer une fondation artistique.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°584 du 1 octobre 2006, avec le titre suivant : Agnès b.

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