Le « Shakespeare des gamins »...

Le cas Karl May

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 décembre 2006 - 989 mots

L’auteur allemand le plus vendu au monde a marqué plusieurs générations de lecteurs en publiant des romans d’aventure dont l’action se déroule dans un Far West pour le moins imaginaire.

Bien difficile en France de mesurer l’extraordinaire impact de Karl May (1842-1912) sur la construction de l’imaginaire germanique. Il est pourtant, à ce jour, l’auteur allemand le plus vendu au monde. Loin devant Goethe.
Au siècle dernier, bien peu de têtes blondes auront échappé aux aventures de Winnetou et d’Old Shatterland. Pas un petit garçon de langue allemande qui aura grandi sans lire l’un des trois volumes ou suivre les innombrables films, feuilletons et bandes dessinées adaptant les épopées manichéennes de l’Apache et du trappeur. Jusqu’aux générations les plus récentes.
Le cas Karl May s’impose comme une figure-clé distribuant le propos de l’exposition, une hypothèse de travail par laquelle peut se lire l’histoire de la représentation du Far West en Allemagne. Il y a bien un avant et un après-Karl May.

Un trappeur allemand, un Indien baptisé… Une vision romantique de l’Amérique
Venu au récit à la fin des années 1870 après quelques démêlés judiciaires et un sens affûté de la légende et de l’affabulation, l’apprenti écrivain s’inscrit dans la tradition du récit de l’Ouest. Karl May offre, au fond, une version synthétique, pacifiste et un brin fantaisiste de ce que l’Allemagne a enregistré du mythe de l’Ouest au temps de l’empereur Guillaume Ier. Il va à son tour durablement modeler cette représentation. L’Amérique qu’il décrit est une Amérique bien germanique, aux accents romantiques, que Karl May dépeint comme un paradis perdu livré aux mains de Yankees moralement corrompus, face auxquels les deux héros n’ont plus qu’à opposer leur version humaniste, conservatrice et chrétienne du monde.
En guise de décor, les grands espaces, atemporels. En guise de personnages, une galerie d’archétypes, cow-boys solitaires, Yankees assoiffés d’or, Indiens fiers, farouches, rusés ou menteurs, et le trappeur (allemand), puissant représentant de la vieille Europe en harmonie avec la nature et ses frères humains. S’y nouent des intrigues simplistes et ambiguës, parfois sentimentales, mais souvent viriles, habiles interprétations du conflit entre la marche inflexible du progrès et le refus de la civilisation au nom de la préservation d’une nature et d’une culture intactes. À y regarder de plus près, en guise de fraternisation, Winnetou l’Indien se soumet à Old Shatterhand le trappeur et, avant de mourir, trouve très heureusement le moyen d’être baptisé. In extremis. Amère victoire que cette colonisation blanche, semble nous dire Karl May, tout en reconnaissant sans trop de difficulté son caractère inexorable.
Comment l’auteur échafaude-t-il ses intrigues et son décor ? L’époque est aux conquêtes, aux explorations et aux romans géographiques. Elle est aux balbutiements de l’anthropologie et aux documents scientifiques. Si son homologue français Gustave Aimard a vécu comme trappeur dans l’Ouest américain, Karl May s’est contenté, lui, d’un bref et tardif voyage dans l’État de New York. Faute d’expérience – jamais avouée –, il puise à la source : chez les peintres américains de la conquête, aussi bien que chez les peintres ethnographes ou auprès de ses prédécesseurs allemands, Balduin Möllhausen (1825-1905) et Friedrich Gerstäcker (1816-1872).

Une vision du Far West qui correspond aux attentes des Européens de la fin du XIXe
Mais c’est surtout chez l’Américain Fenimore Cooper (1789-1851), père légitime du roman d’aventure et pionnier du récit de l’Ouest, que Karl May trouve matière à établir sa vision romantique et ses
canevas rudimentaires. L’auteur du Dernier des Mohicans (1826) est alors largement diffusé en Europe et l’imaginaire du Far West déjà bien identifié.
Karl May bâtit sur son modèle un même mélange de conflit idéalisé entre liberté et civilisation, entre discours scientifique et adaptation romancée de récits de voyages. Pour May, c’est l’occasion de faire vivre des aventures à des Européens dans un décor exotique et lointain, sur fond de rencontre fraternelle avec l’altérité culturelle.
On y trouve tout ou à peu près tout ce qui fait l’ambiguïté idéologique de cette fin de siècle, ou l’alliage complexe des Lumières, du nationalisme et d’une forme de cosmopolitisme chrétien. Et, pour authentifier a minima son affaire, Karl May se documente et puise dans l’imagerie rapportée d’Amérique. Il connaît les Wild West Shows, ces « zoos humains », a sans doute vu le Musée indien de George Catlin, eut accès aux portraits de Bird King et Karl Bodmer, aux aquarelles et dessins ramenés des voyages ethnographiques par ses compatriotes.
À la fois paradigme et source vivace de cette fascination que l’Allemagne aura nourrie à l’égard de l’Ouest américain et de sa culture indigène, celui que le philosophe Ernst Bloch nomma « le Shakespeare des gamins », fut finalement l’objet des admirations et des nostalgies les plus singulièrement diverses.
Hermann Hesse, Einstein, les peintres de la Nouvelle Objectivité, mais aussi Hitler, confessèrent leur enthousiasme pour ses romans. Des fêtes pour les enfants seront même organisées sous le IIIe Reich mettant en scène les aventures de Winnetou – auxquelles on rajouta des propos antisémites –, sans en retenir le message de fraternité entre les peuples.
S’ensuivit un long purgatoire et un extraordinaire retour en grâce avec la série des Winnetou de Harald Reinl. Tournée dans les années 1960, on lui impute même la paternité des westerns spaghetti et la naissance d’une star : Pierre Brice, parfaitement inconnu en France, mais idolâtré en Allemagne. Bienheureux acteur désormais associé au valeureux Winnetou qu’il incarna jusqu’en 1997…

Repères

1826 Le Dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper. Vers 1830 Le peintre allemand George Catlin se consacre à l’enrichissement de son musée indien. 1848 100 000 migrants allemands traversent l’Atlantique. 1895-1896 L’historien d’art Aby Warburg se rend dans le Sud-Ouest des États-Unis pour étudier les Indiens Hopis. 1908 Après avoir écrit de nombreuses fictions sur l’Ouest américain, Karl May (1842-1912) visite Buffalo pour la première fois. Vers 1920 Rudolf Schlichter, rattaché au mouvement de la Nouvelle Objectivité, s’insurge contre une vision romantique du Far West. 1950 Les fictions de l’Ouest ne suscitent plus le même enthousiasme.

Autour de l’exposition

Informations pratiques « I like America : fictions de l’Ouest américain » jusqu’au 7 janvier 2007. Schirn Kunsthalle, Römerberg, Francfort. Ouvert le mardi, vendredi, dimanche de 10 h à 19 h, le mercredi et jeudi de 10 h à 22 h. Tarifs : 8 € et 6 €. Tél. 00 49 692 99 88 20, www.schirn-kunsthalle.de

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°586 du 1 décembre 2006, avec le titre suivant : Le cas Karl May

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