Lorand Hegyi : « Le public doit aussi faire son travail »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 7 août 2007 - 2050 mots

Directeur du musée d’Art moderne de Saint-Étienne, Lorand Hegyi veille aux destinées des 15 000 œuvres de son institution, la deuxième collection d’art moderne et contemporain de France.

D’origine hongroise, Lorand Hegyi insuffle à Saint-Étienne une culture Mitteleuropa, multipliant les rencontres avec des artistes, philosophes, cinéastes et écrivains de l’Europe entière. Également conseiller au Palazzo Roccella de Naples, il parle cinq langues, multiplie les tournées européennes et les colloques sur les relations Est-Ouest, martèle que l’art doit accompagner les transformations de l’histoire. Entretien avec cet Européen convaincu.

Quel regard portez-vous sur l’Europe culturelle aujourd’hui ?
Il y a encore beaucoup de clichés sur l’Europe de l’Est. Il n’y a pas d’uniformité artistique, culturelle. L’Europe centrale – Pologne, Hongrie, République tchèque – est très différente de la Russie par exemple. En Europe centrale, il y a de multiples identités, religions, langues, alors que la Russie est plus homogène, même si c’est une société pyramidale.
Ces trois, quatre derniers siècles, de grands mouvements et mélanges se sont produits en Europe centrale. Les architectes tchèques, hongrois partaient étudier à Vienne, à Milan. Les poètes et  écrivains avaient obligation de vivre à Paris ou à Vienne. Cela a généré une conscience culturelle cosmopolite, ce qui fait qu’aujourd’hui il est difficile d’identifier des styles dominants caractéristiques de tel ou tel pays.
En France, le classicisme est très évident. Dans l’art contemporain, par exemple, Bertrand Lavier, rationnel et décoratif, est représentatif d’un certain contexte intellectuel français. Si l’on prend l’art tchèque, il est très influencé jusqu’à aujourd’hui par l’Art nouveau français, par le cubisme, mais aussi par l’expressivité et le dramatisme allemands.

Après toutes ces années de communisme, a-t-on assisté à une libération, à une explosion artistique ?
La période communiste représente quarante années pour l’Europe centrale, de 1949 à 1989. Et l’incidence a été variable selon les périodes et les pays. Dans les années 1950, le stalinisme a exercé une forte pression pour homogénéiser le bloc communiste. 1956, c’est la révolution en Hongrie, en Pologne ; 1968, le Printemps de Prague. Donc, dans les années 1960, on note déjà une diversité culturelle, l’art devient plus libre, plus critique.
Pensez au cinéma de Milos Forman qui reflète cette société. Idem pour la littérature. Dans les années 1970 se succèdent répression et libéralisation et, à côté de la culture officielle se développe un art parallèle dans des lieux privés, mais où passe beaucoup de monde.
On découvre peu à peu tout cela. Les jeunes artistes de l’Europe centrale ont une arrogance naturelle, ils sont déjà dans les circuits internationaux, les galeries aussi, et ils ne sont pas très intéressés par leur propre histoire, alors que les gens de ma génération et les musées s’y intéressent de près. Nous sommes très touchés par les événements historiques, politiques, des vingt dernières années. Je considère que c’est une de mes missions de les faire venir à Saint-Étienne, de les faire connaître même si ces artistes sont encore délaissés dans leurs pays.

Quels sont les courants artistiques majeurs qui se dégagent de cette production méconnue ?
Le regard de ces artistes est ironique, empreint d’un grand scepticisme. Ils sont déçus des grandes utopies, des grands modèles universels, et cela se ressent dans leurs discours plus fragmentés, plus éclectiques.
L’art en Europe centrale est aussi plus narratif qu’en France comme celui encore une fois de Bertrand Lavier ou de Daniel Buren. Il raconte des histoires, des allégories, des grandes métaphores comme Roman Opalka, Ilya Kabakov… Parmi les artistes majeurs, j’ai envie de citer Miroslav Balka, Magdalena Abakamovicz, Karel Malich, Laszlo Feher.

Comment se comporte le marché de l’art en Europe centrale ?
Il commence à se structurer, il est même assez développé à Prague et Budapest. Mais les collectionneurs privés sont encore méfiants à l’égard de l’art contemporain, ils achètent plutôt des œuvres constructivistes, cubistes, Art nouveau, Art déco, surréalistes… Ce n’est pas trop gênant pour les très jeunes artistes, vraiment internationaux, mobiles.
C’est plus compliqué pour la middle generation pas encore entrée dans l’histoire et moins flexible. Moi, je suis regardé comme une curiosité ! À 52 ans, j’ai dirigé le musée d’Art contemporain de Vienne, j’ai été commissaire d’exposition en Hongrie, en Italie, en Espagne (à la Biennale de Valencia), en Allemagne (à la Triennale de Stuttgart) et en France.

Créez-vous des ponts entre le musée d’Art moderne de Saint-Étienne et le Palazzo Roccella de Naples ?
Pas pour l’instant. Mais j’ai un projet d’exposition qui tournerait sur Saint-Étienne, Naples et Barcelone. À Naples, je suis conseiller pour les expositions temporaires. Je tiens compte de la situation locale : en Italie, il y a peu de muséologie sur l’art contemporain. C’est peut-être pour cela que François Pinault a choisi de présenter sa collection à Venise, il a plus de visibilité qu’en France, même si je trouve l’espace du Palazzo Grassi trop fragmenté pour mettre en valeur toutes les œuvres.
À Saint-Étienne, c’est différent. Il s’agit de faire vivre une collection permanente classique d’art moderne de la fin du xixe jusqu’à aujourd’hui. C’est une ville du centre de la France à l’écart des grands flux internationaux. Alors il faut lutter, faire beaucoup, pour faire venir les touristes et les gens créatifs.

Quels sont vos atouts ?
J’organise beaucoup d’expositions temporaires, des débats, des colloques. Ces expos posent toujours une question concernant notre réalité historique, culturelle, émotionnelle… Il y a eu « Settlements » qui a réuni vingt-cinq artistes autour du thème « où et pour qui fait-on de l’art ? ». Ou encore « Passages d’Europe » qui évoquait la transformation du Vieux Continent trois jours après l’élargissement de l’Union européenne à de nouveaux membres. J’ai en projet pour 2007 « Iles jamais trouvées » qui traiterait du grand voyage permanent des artistes pour trouver leur propre terre. Chaque fois je discute longuement avec des artistes de partout pour concevoir mes expositions.
Je joue aussi la carte du design, la spécialité de Saint-Étienne. Le design, ce n’est pas seulement Milan, Barcelone ou Bâle, c’est aussi Saint-Étienne. Chaque année une exposition se déroule dans le musée. Parallèlement à la future Cité du design, une sélection continuera d’être présentée dans notre collection. À Firminy, ville toute proche, se trouve également un patrimoine Le Corbusier exceptionnel. Le maire de Saint-Étienne Michel Thiollière a compris que la culture est un élément de revitalisation de sa ville.

Comment enrichissez-vous la collection permanente du musée ?
J’achète sur deux terrains. D’une part, j’analyse la collection pour la compléter. Et là, même si c’est cher, il faut respecter le marché. Si c’est une pièce importante pour le musée, il faut l’acquérir.
Nous avons une petite collection d’Arte Povera. Je voulais l’enrichir avec une œuvre de Giuseppe Penone, qui vit en Touraine et enseigne aux Beaux-Arts à Paris. J’ai cherché deux ans une pièce représentative. J’en ai trouvé une de 9 mètres de long qui représente un arbre. Elle a été exposée deux fois, puis est partie dans une collection privée et ce collectionneur l’a cédée à une galerie qui me l’a vendue. C’était cher, mais il n’existe pas une seule autre pièce de cet artiste de cette période – 1984 – et de cette qualité. Giuseppe Penone lui-même a jugé que c’était la pièce la plus importante de la période considérée.
Cet achat est donc légitime même s’il absorbe la moitié de mon budget. L’art n’est pas égalitaire. Une collection sérieuse doit avoir ce genre de chef-d’œuvre, sinon le musée perd de son importance. De même nous n’avions rien de Gilbert et George. Cela n’était pas acceptable, ils font partie des grands artistes de ces vingt dernières années. J’ai déniché une pièce de 6 mètres représentative de leur œuvre.
Mon deuxième axe d’achat, ce sont les œuvres d’artistes établis, de 35-50 ans, mais qui ne comptent pas encore parmi les grandes figures historiques. Je considère que dans le fonds du musée manquent encore des œuvres de ces quinze dernières années. Les prix ne sont pas encore trop élevés, mais ils grimpent. Comme le musée de Saint-Étienne est réputé, je négocie avec les galeries
des réductions, car la présence de ces artistes dans une institution comme celle-là contribue à leur notoriété.

De quel budget disposez-vous ?
Mon budget d’acquisition s’élève à 400 000 euros, sans compter ce qui concerne le design.

Quelle pédagogie mettez-vous en place à Saint-Étienne ?
J’ai enseigné quinze ans à l’université et à l’École des beaux-arts en Autriche et en Hongrie. C’est très important pour moi la pédagogie, l’engagement des institutionnels, muséologues, critiques d’art comme des artistes eux-mêmes qui doivent expliquer leur démarche, leur ambition. Les experts ont une obligation morale d’expliquer et de commenter les œuvres, de replacer les œuvres dans leur contexte socioculturel.
Je constate qu’il y a parfois un manque de compréhension d’une œuvre par manque de connaissance de l’histoire. Le public doit aussi faire son travail, comprendre que l’art contemporain ne se perçoit pas comme l’art du Moyen Âge, qu’il existe diverses formes de langage, que les valeurs d’une société évoluent, qu’il y a aussi des influences internationales… Il y a aujourd’hui beaucoup plus d’artistes et d’institutions artistiques, les sollicitations, les confrontations sont multiples et cela ne simplifie pas les choses. On peut être très éduqué en littérature et n’avoir aucune idée sur les arts visuels et ne pas même éprouver le besoin de s’y intéresser davantage. Cela est dommage. Giacometti et Camus, par exemple, ont beaucoup de connexions spirituelles, philosophiques, existentielles. Même chose pour l’écrivain Jack Kerouac et Robert Rauschenberg.

Trouvez-vous de grandes différences entre les institutions des pays ?
Oui. Les institutions reflètent l’histoire, l’idéologie, le côté centralisé ou décentralisé, l’engagement ou non de l’État et celui du privé, ce qu’on veut offrir : la conservation des trésors nationaux ou la recherche de dialogue, de proximité.
En Allemagne, il y a des grands musées, même s’il n’y a aucun musée institutionnel d’art contemporain comme Beaubourg. Mais le privé, les sponsors, sont très présents avec les Kunstverein dans les villes. Il y a aussi les halles de l’art. Même chose en Autriche. En Scandinavie, il y a beaucoup de petits musées décentralisés comme en France. En Angleterre, il y a des mammouths ins­ti­tu­tionnels et quelques petits espaces, en Italie beaucoup de riches fondations privées et des musées régionaux avec peu d’argent. L’État italien n’est pas trop engagé dans l’art contemporain, il a un énorme patrimoine à gérer.

Que vous inspirent la collection de François Pinault, à Venise, et celle de Bernard Arnaud bientôt présentée au Jardin d’Acclimatation à Paris ?
On est définitivement dans une époque internationale. Que Pinault ait choisi Venise, pourquoi pas ? Cela ne me choque pas. Après tout c’est un grand respect pour la France que de voir les œuvres d’un de ses principaux collectionneurs honorées à l’étranger. À Paris, entre le musée d’Art moderne de la Ville, le Palais de Tokyo, le Centre Pompidou et les fondations privées, l’art contemporain est déjà très présent ; alors qu’à Venise, il peut attirer l’attention internationale dans un contexte où l’art contemporain n’était jusqu’alors représenté que par Peggy Guggenheim et sa collection, ligne que poursuit François Pinault en installant sa collection privée.
Peggy Guggenheim avait choisi Venise. De même l’Allemand Peter Ludwig a fait partir sa collection à Vienne et Budapest. L’Europe est cosmopolite, sans frontières pour l’art. Et puis François Pinault et
Bernard Arnaud ont tous deux des collections actuelles, qui incarnent un nouveau modèle de collectionneurs.

Sur l’échiquier international, s’il fallait choisir un artiste, un musée…
J’ai beaucoup d’amour pour l’Italien Michelangelo Pistoletto et le Coréen Sooja Kim, mais s’il fallait n’en retenir qu’un, ce serait Manet : j’ai une petite bibliothèque sur lui ! La Maîtresse de Baudelaire est un tableau que j’allais voir souvent enfant au musée des Beaux-Arts de Budapest et qui me magnétisait ! Côté musées, le MoMA, le Centre Pompidou, l’Academia à Venise, la Altes Pinacothèque de Munich, mais surtout le Kunsthistorisches Museum de Vienne !

Biographie

1954 Naissance à Budapest en Hongrie. 1972-1977 Études d’histoire, d’histoire de l’art et d’esthétique à l’université de Budapest. 1990-2001 Directeur du musée d’Art moderne de la Fondation Ludwig à Vienne. 1999 Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, Paris. 2002-2004 Membre du comité scientifique de la Fondation Antonio Ratti en Italie. 2003 Commissaire de la Biennale de Valence. 2006 Directeur général du musée d’Art moderne de Saint-Étienne depuis 2003. Il est l’un des commissaires de « La force de l’art » au Grand Palais à Paris.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°587 du 1 janvier 2007, avec le titre suivant : Lorand Hegyi : « Le public doit aussi faire son travail »

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