Didier Fusillier - Hérault de la scène nationale

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 6 août 2007 - 2117 mots

Chantre du récent « Lille 3000, Bombayser de Lille », Didier Fusillier rayonne aussi sur la maison des Arts et de la Culture de Créteil ainsi que sur le théâtre du Manège à Maubeuge, dans le Nord.

La maison des Arts de Créteil connaît une résurrection depuis qu’il en a pris les rênes en 1993. Chaque année une demi-douzaine de créations, des spectacles de théâtre, de danse, de musique et plusieurs festivals, dont « Exit » (axé sur les nouvelles technologies) et le Festival de films de femmes y sont présentés. Idem pour le théâtre du Manège de Maubeuge et son festival Via. Didier Fusillier a aussi été le commissaire et inspirateur de génie de la manifestation « Lille 2004, Capitale européenne de la culture » puis de la récente « Lille 3000 », série de trois cent cinquante événements artistiques placés sous le signe de l’Inde et de Bombay. Rien ne semble pouvoir résister à ce promoteur de la décentralisation.

Vous enchaînez les succès. La recette miracle est-elle à rechercher dans votre parcours ?
Didier Fusillier : J’ai fait des études de philo, un DEA de lettres modernes, et je suis surtout un enfant de la décentralisation. Cette période de défrichage m’a beaucoup intéressé.
Maubeuge, dont je suis originaire, a dû se reconstruire peu à peu après la guerre et je n’ai pu aller au théâtre avant l’âge de 16-17 ans car auparavant la ville n’avait pas de lieu culturel. Je sais ce que signifie l’absence de lieu. Cela crée un retard en matière artistique irrattrapable. Quand je suis arrivé aux commandes du Manège, scène nationale de Maubeuge, j’ai fait venir de grands artistes pour satisfaire un public affamé de rencontres, des artistes internationaux qui ont amené une vision nouvelle du monde, une esthétique différente.

Vous êtes-vous inspiré des préconisations d’André Malraux et de Jack Lang : initier un très large public aux différents langages artistiques tout en pariant sur une programmation exigeante et éclectique ?
Avoir vingt ans dans les années 1980, les années Lang, était une bouffée d’oxygène pour un jeune. Si on avait des idées, le ministre de la Culture donnait des moyens. Ce n’est plus vrai aujourd’hui pour diverses raisons.
C’est ce que, avec Martine Aubry, maire de Lille, nous avons voulu retrouver avec « Lille 2004 » : créer de nouveaux lieux culturels de proximité, repérer des jeunes talentueux. Plutôt qu’une annexe de Beaubourg à Lille et une institution supplémentaire, nous avons préféré faire le pari d’un réseau de lieux sur un territoire plus vaste et facilement accessible. Pour pouvoir accueillir de grands collectionneurs privés comme François Pinault, mais aussi des mouvements d’art émergents qui créent de l’énergie et revitalisent une métropole. Une grosse institution exige beaucoup plus de moyens. Le Tri Postal est un vaisseau léger, une unité très incisive en matière d’art.

Ville métamorphosée, mondes parallèles, originalité, fêtes, couleurs, croisements artistiques, technologies de pointe… En jouant le kitsch pour « Lille 2004 » et « Lille 3000 », vous confirmez votre côté dénicheur de talents et agitateur d’idées…
Après « Lille 2004, Capitale européenne de la culture », dont le budget était très conséquent – 73 millions d’euros et autant en investissement –, « Lille 3000 », dont l’enveloppe était dix fois moindre, a été un franc succès : les gens se sont sentis libres, pas contraints par une vision linéaire, pouvant choisir d’emprunter des chemins très divers pour entrer dans cet événement. Quelques métropoles élues au rang de capitales européennes de la culture ont réussi à rebondir, comme Anvers et Glasgow. Cette capitale du Nord avait déjà changé les années précédentes en faisant appel à de grands architectes comme Christian de Portzamparc ou Jean Nouvel.
Il fallait des manifestations phares pour révéler aux yeux du plus grand nombre cette mutation exprimée par la candidature de Lille aux jeux Olympiques ou « Lille 2004 », aventure culturelle impliquant tout le Nord-Pas-de-Calais avec cent quatre-vingt-treize communes partenaires telles Valenciennes, Douai, Roubaix… Autant de municipalités qui maintenant n’envisagent plus la culture de la même façon. Les élus ont commencé à s’interroger : comment intéresser autrement les gens à l’art, à la culture des autres, avec des lieux faciles d’accès dans les quartiers, comme les maisons Folie, où de jeunes artistes locaux côtoient des talents internationaux confirmés, des endroits respectueux des communautés qui vivent sur ces territoires et plébiscités par les habitants. Ce sont aussi des lieux d’excellence de vie, avec à la maison Folie de Wazemmes, par exemple, un très beau hammam, mais ce sont également des lieux de fabrique de projets artistiques.

Les Midi-Midi, ces univers proposés par « Lille 3000 » et dans lesquels on s’immerge durant 24 heures, ne participent-ils pas du même esprit ?
Effectivement le Tri Postal, à travers ces Midi-Midi, a accueilli des publics différents selon les heures. Les étudiants venaient voir les expositions vers 22 heures puis restaient pour le clubbing écouter de nouveaux sons jusqu’à 4 heures du matin. À 9 heures le week-end, les familles débarquaient, les enfants s’asseyaient sur des coussins pour admirer les œuvres d’art, là où quelques heures avant les étudiants avaient pris possession des lieux.
En France, il y a peu de lieux évolutifs de ce type comme la Ferme du Buisson à Marne-la-Vallée, la Laiterie à Strasbourg, le théâtre Garonne à Toulouse. Il y en a en Hollande et en Angleterre.
Regardez la Tate Modern, on ne s’y rend plus forcément pour voir une expo, car on sait qu’il s’y passe toujours quelque chose. Ce sont des espaces capables de changer très vite.

Grâce aux manifestations artistiques que vous avez orchestrées dans le nord de la France, Lille semble être devenue une référence culturelle en Europe ?
De nombreuses délégations sont venues nous rendre visite car nous avons montré que ces événements sont créateurs d’emplois et de richesse. L’emploi sur la région a progressé de 7 % pour « Lille 2004 », de 25 % pour le secteur de l’hôtellerie alors que cette ville n’était pas une destination. Le Financial Times l’a classée dans les dix métropoles d’avenir en Europe. Notre exposition « Rubens » a fait trois cent quarante mille entrées, soit le deuxième résultat pour une exposition en France en 2004 et la neuvième place sur l’échiquier international. 2,9 millions de billets ont été vendus pour « Lille 2004 » ! Devenue plus glamour, Lille a vu affluer les inscriptions des étudiants à l’université. Ce n’est pas un hasard si Saint-Étienne, Marseille, Nice, Lyon, Toulouse, Rennes, envisagent de postuler au titre de capitale européenne de la culture en 2013. Pour « Lille 3000 », 45 % des financements sont venus de partenaires privés.

Comment vous est venue l’idée de transformer la gare et certaines artères ou places lilloises pour en faire autant de portes d’entrées sur l’art ?
Dans les réserves de la Rubenshuis à Anvers, nous avons vu en 2000 des maquettes des portiques de fête que Rubens faisait réaliser à l’occasion des moments marquants de la vie publique. Cela m’a inspiré les métamorphoses, notamment celle de la gare, où convergent quatre-vingt mille personnes tous les jours. Pour « Lille 2004 », on l’avait habillée de rose, pour « Lille 3000 » on l’a transformée en palais indien.
L’avenue Faidherbe a pris des allures d’artère indienne avec des éléphants géants réalisés à Bollywood et apportés par bateau. Pour les Lillois c’est un éblouissement, un moment de poésie, l’occasion de s’approprier un événement sur leur chemin quotidien.
Les commerces se sont mis à l’heure indienne. Cela crée un état de fête. Pour « Lille 2004 » on avait aussi réalisé une forêt inversée avec 1 000 m2 d’arbres à l’envers. Chaque fois, ces grands rassemblements populaires fonctionnent bien, malgré l’exigence du propos, la radicalité des expositions. Si le public se retrouve face à une œuvre d’art sans en avoir les codes, il risque d’être pris au dépourvu, de ne pas comprendre et finalement de rejeter. Nous présentons des œuvres parfois difficiles, mais l’accueil est familier. Les gens sont en pays de connaissance. Ainsi nous vendons des pass en forme de ticket de métro et incluant le transport. Un document simple, habituel, que l’on achète auprès d’un distributeur de titres de transport et que l’on composte. Cela facilite l’entrée dans un lieu d’art.

Avant « Lille 3000 » vous n’aviez jamais mis les pieds en Inde. Comment avez-vous sélectionné les artistes ?
J’ai autour de moi quelques conseillers compétents dans des disciplines artistiques différentes et quelques « éclaireurs » : un acteur de cinéma indien, un galeriste à Bombay, le directeur d’un centre d’art à Londres d’origine indienne, un décorateur de Bollywood…
Nous sommes partis d’un livre, Bombay, Maximum City, et nous nous sommes laissés guidés par des artistes locaux. Nous sentions qu’il y avait une effervescence en Inde qu’il fallait la montrer maintenant. Pour l’expo « Futuro­tex­tiles », nous avons travaillé avec des industriels lillois. Au Studio du Fresnoy, le directeur Alain Fleischer a modifié sa programmation pour participer à « Lille 3000 » en proposant une œuvre vidéo composée de panneaux géants reconstituant la station de métro Victoria à Londres.
Le musée des Beaux-Arts de Tourcoing a rassemblé les œuvres des photographes Stéphane Couturier, Lucien Hervé, Diwan Manna, autour du thème « Le Corbusier à Chandigarh ». Le musée de l’Hospice Comtesse, à Lille, s’est mis à l’heure de l’art populaire indien… Depuis « Lille 2004 » les acteurs culturels ont pris l’habitude de travailler en réseau.

Le fait que François Pinault soit d’accord pour présenter une partie de ses collections au Tri Postal, à la fin de l’année 2007, c’est une reconnaissance pour Lille ?
Le Tri Postal est un endroit qui tranche totalement avec le Palazzo Grassi de Venise. Nous disposons de 6 000 m2. Monsieur Pinault peut y exposer des œuvres qu’il ne pourrait présenter ailleurs. Il a ainsi été séduit et a nommé commissaire Caroline Bourgeois, qui dirige le centre d’art Le Plateau à Paris. C’est important pour nous. Il devait aller à Berlin ou Montréal et a choisi Lille qui réunit un public français, belge, hollandais, un public qui n’irait pas forcément à Venise. « Lille 3000 » va imposer encore davantage, nous l’espérons, cette ville comme une place émergente pour l’art contemporain.

Vous venez du spectacle vivant. Êtes-vous amateur d’arts plastiques ?
Chaque fois que j’ai voyagé, j’ai été curieux de voir ce qui se faisait dans de grands centres d’art qui naissaient à Brooklyn, Williamsburg… révolutionnant ces quartiers à l’abandon. À la maison des Arts de Créteil j’aime croiser les regards de plasticiens comme Joyce Pensato, de chorégraphes comme Bill T. Jones, Michael Clark…

Quels sont vos artistes préférés ?
Le Caravage, c’est le sommet de l’art, Raphaël également. J’aime les minimalistes, notamment Steve Reich, chef de file du mouvement minimaliste répétitif.
J’apprécie aussi beaucoup Fabrice Hybert ou les artistes qui utilisent l’humour, comme Pipilotti Rist ou Pierrick Sorin et ses vidéos en relief, Olafur Eliasson et son Weather Project, un grand soleil à la Tate Modern, Dan Flavin pour ses œuvres de lumière, Nan Goldin… J’ai ressenti beaucoup d’émotion aussi en regardant La Pietà de Michel Ange à la basilique Saint-Pierre de Rome.

Êtes-vous collectionneur ?
Non, c’est un état d’esprit que je n’ai pas. Quand j’organise des expos avec des artistes chinois ou indiens, je pourrais acquérir des œuvres qui vaudront certainement dix fois plus cher demain. Mais j’ai le respect de l’action publique que je mène.

Quelle sera la suite de « Lille 3000 » ?
Nous prévoyons en 2009 une grande opération autour du thème de l’Europe, pour aider à réfléchir au monde de demain. Évoquer l’ouverture éventuelle à la Turquie par le prisme des artistes…
En 2012, ce sera une expo internationale au moment des JO de Londres, autour de l’art et de l’architecture.

Que pensez-vous des programmes des présidentiables pour la culture ?
Leurs programmes sont bien cachés ! Le service public doit retrouver de l’initiative, accroître les partenariats publics/privés, comme en Angleterre ou aux États-Unis, comprendre que la culture est un gage de ciment social, et sortir de l’anti-esthétique Amélie Poulain : on est trop souvent dans la référence à des époques révolues. Comparez les films présentés par Londres et Paris lors des candidatures aux JO : le premier dégageait de l’énergie, mettait en scène des enfants, pendant que le second, en noir et blanc, valorisait l’accordéon et les bateaux-mouches…

Biographie

1959 Naissance à Valenciennes. 1984-1989 Exerce comme assistant à la mise en scène au Centre dramatique national du Nord-Pas-de-Calais. 1987 Création du festival M.I.T. et des Inattendus de Juillet (Maubeuge). Depuis 1990 Assure la direction du Manège (Maubeuge). 1991 Grand prix national de l’entreprise culturelle. Depuis 1993 Didier Fusillier dirige la maison des Arts et de la Culture André Malraux à Créteil. 1999-2006 Directeur général de « Lille 2004, Capitale européenne de la culture ». Depuis 2005 Assure la direction de « Lille 3000 ».

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°588 du 1 février 2007, avec le titre suivant : Didier Fusillier - Hérault de la scène nationale

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