Dans l’ombre du grand Titien

Par Sophie Flouquet · L'ŒIL

Le 1 août 2007 - 935 mots

Sans doute le plus glorieux dans l’histoire de l’art vénitien, le XVIe siècle a vu s’affronter trois immenses peintres : Titien, Tintoret et Véronèse. Un choc des titans à l’aube du déclin de la Cité.

Quand Tintoret accède à la notoriété, en 1548, avec la commande pour la confrérie de San Marco pour laquelle il livre le célèbre Saint Marc délivrant un esclave (non présenté), Venise est encore une place brillante, enviée pour son indépendance et le luxe de son décor urbain. L’atelier de Giovanni Bellini (vers 1430-1516) a influencé une génération de peintres, dont Giorgione (1478-1510) et Titien (1488/89-1576), leur inculquant le goût de la couleur et le sentiment du paysage.

Mais les prémices du changement se font d’ores et déjà sentir. L’époque où le doge Andrea Gritti, élu en 1523, lançait un programme de rénovation dispendieux de la ville semble révolue. L’Orient se fait de plus en plus menaçant. Si la crise avec l’empire ottoman n’interviendra que dans la décennie 1570, malgré la trompeuse victoire vénitienne de Lépante (1571), le déclin est d’ores et déjà amorcé. Pourtant, au milieu du xvie siècle, la cité des Doges demeure une place artistique de premier plan, dominée par l’infatigable Titien.

De Parmesan à Michel-Ange
Peintre officiel de Venise depuis 1516, Titien a toutefois dû, à son tour, infléchir son style afin de l’adapter à la mode du maniérisme, cette maniera qui cherche à rompre avec la perfection stylistique de Léonard de Vinci et de Raphaël, en produisant des effets nouveaux visant à susciter l’affect. Exacerbation des torsions musculaires, compositions audacieuses : Tintoret fera sien ce vocabulaire et deviendra l’un des meilleurs interprètes de ce style sur la lagune, avec une saveur populaire et un luminisme qui lui sont propres.
Passé brièvement dans l’atelier de Titien, où se développe rapidement une rivalité – l’élève trop prometteur aurait-il fait de l’ombre à son maître ? –, Tintoret, âgé d’à peine vingt ans, s’installe comme maître indépendant dès 1539. Dans ses œuvres de jeunesse, son style évolue de l’influence des lignes étirées de Parmesan à celles de la vigueur plastique de Michel-Ange. Un voyage à Rome en 1547 (non documenté), lui aurait en effet permis d’avoir un contact direct avec la « terribilita » du maître, dont il aurait constitué et étudié une collection de moulages.

Le succès n’arrive donc qu’en 1548, avec une première commande pour une confrérie religieuse. Mais, hasard ou pas, Titien est alors absent de Venise ; il s’est rendu auprès de Charles Quint, son mécène, à Augsbourg. Rapidement, Tintoret impose sa singularité auprès d’une clientèle d’amateurs, pour qui il peint portraits et peintures mythologiques, mais aussi des puissantes confréries religieuses de Venise. Après la Scuola Grande di San Marco, c’est pour la Scuola di San Rocco que le peintre entreprend, en 1564, un vaste cycle de toiles. En une vingtaine d’années, il en livrera plusieurs dizaines, quintessence de l’évolution de son style, entre grandiloquence et expressivité, pour finir sur une peinture aux tonalités visionnaires.

Véronèse, le grand concurrent
Mais depuis le début des années 1550, un autre jeune peintre s’impose à Venise, dans un registre différent : l’exubérant Paolo Caliari, dit Véronèse (1528-1588), qui excelle dans la sensualité et la richesse chromatique, et livre de nombreux décors pour les luxueuses villas palladiennes construites sur la terre ferme.
Alors que Venise voit décliner sa puissance face à la menace ottomane, le sort s’acharne sur la ville lorsque la peste s’y abat en 1576, emportant le vieux Titien. Un an plus tard, le palais des Doges s’embrase : la salle du Grand Conseil, lieu symbolique du pouvoir politique vénitien, et sa fresque du trecento partent en fumée. Pour les artistes, ce sera l’occasion de participer au dernier concours public du siècle. Celui-ci est lancé en 1578 et consiste à recréer une œuvre sur le thème du couronnement de la Vierge, appelé aussi Paradis, située au-dessus de la tribune du Doge. Y participent les deux rivaux, Tintoret et Véronèse, déjà âgés, mais aussi Zuccaro, Palma le Jeune et Francesco Bassano. Véronèse emporte la mise mais, surchargé de commandes, il doit s’adjoindre le talent de Bassano.

En 1588, alors que les travaux n’ont toujours pas été entrepris, la disparition du peintre entraîne une remise à plat du projet. La nouvelle donne est favorable à Tintoret, dernière grande figure vivante de la peinture vénitienne de la Renaissance, qui livre là son ultime chef-d’œuvre. Dans ses esquisses préparatoires, tout au moins, car le projet n’étant lancé qu’en 1592, il sera exécuté par son atelier. Depuis la fin des années 1580, le maître s’appuie en effet sur son atelier qui livre, sous la houlette de son fils Domenico, les nombreuses commandes qu’il ne peut plus honorer seul. Deux ans plus tard, le peintre décède. Sa mort clôt le siècle le plus brillant de la peinture vénitienne. Tintoret laisse une peinture originale, animée par la furia d’un artiste singulier capable de réaliser la synthèse entre le luminisme vénitien et le maniérisme, à l’aube de l’éclosion du baroque.

Biographie

1518 Naissance de Tintoret à Brescia, en Lombardie.

1548 Élève présupposé de Titien, il réalise ses premières toiles pour la Scuola di San Marco, à Venise.

1564 Le peintre gagne le concours pour la Scuola di San Rocco, où il couvre les murs de scènes religieuses jusqu’en 1587.

1578-1580 Jouissant d’une forte popularité, il travaille à Mantoue au service du duc de Gonzague.

1588 Achève la décoration du palais des Doges, dont la plus belle esquisse, le Paradis, est conservée au musée du Louvre.

1594 Le peintre meurt à Venise, laissant derrière lui un atelier prospère dirigé par ses deux fils, Domenico et Marco.

Autour de l’exposition

Informations pratiques « Tintoretto », jusqu’au 13 mai 2007. Commissariat : Miguel Falomir. Musée du Prado, Paseo del Prado, Madrid. Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 9 h à 20 h. Tarifs : 6 € et 3 €, tél. 00 34 902 10 70 77, www.museoprado.mcu.es

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°590 du 1 avril 2007, avec le titre suivant : Dans l’ombre du grand Titien

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