Juliane Cosandier : « Son œuvre est l’une des plus délicates à situer au XIXe siècle »

Par Sophie Flouquet · L'ŒIL

Le 31 juillet 2007 - 980 mots

Entre tradition et modernisme, réalisme et imaginaire, Fantin-Latour incarne les contrastes de la seconde moitié du xixe siècle, un statut qui fait de lui un peintre singulièrement inclassable.

Entretien avec Juliane Cosandier, directrice de la Fondation de l’Hermitage, à Lausanne, et commissaire de l’exposition « Fantin-Latour ».

Comment comprendre la faible notoriété dont bénéficie Henri Fantin-Latour ?
Juliane Cosandier : Ceci s’explique peut-être par le fait que Fantin-Latour est un artiste inclassable, qui n’adhère à aucun mouvement, ni à aucune école. Il privilégie un univers intimiste et délicat aux antipodes des scènes de genre spontanées des impressionnistes.
Comme l’exposition Caillebotte en 2005 à la Fondation de l’Hermitage, cette rétrospective offre l’occasion de redécouvrir un artiste fascinant, dont le public ne soupçonne pas forcément toute l’envergure.

Natures mortes, portraits, « su­jets d’imagination » : quel est le fil conduc­teur de cette production plurielle ?
Sa démarche couvre un champ très vaste et contrasté, tant sur le plan stylistique que thématique. Cette mixité des sources qu’il a cultivée paradoxalement tout au long de sa vie provient d’une prédilection à la fois pour le sens de l’observation et de l’imagination.
Chaque genre correspond à une activité spécifique. C’est surtout en tant que portraitiste que Fantin était connu en France, alors que sa peinture de fleurs, immortalisée comme la forme universelle de l’élégance et du chatoiement, trouvait un engouement particulier en Angleterre.
Cependant, même si les différents registres auxquels l’artiste s’adonne semblent bien distincts, ils ne sont pas sans lien entre eux. On retrouve, par exemple, l’atmosphère contemplative et silencieuse, chère à l’artiste, aussi bien dans ses portraits que dans ses natures mortes. C’est donc toute l’ambition de cette exposition que de restituer la complexité de sa démarche.

Fantin-Latour semble avoir entretenu des rapports distants avec le réalisme. Qu’en a-t-il été ?
Il a été l’élève de Courbet, grande figure du réalisme, avant de se distancier vers le milieu du siècle de cet héritage. En atteste déjà la différence de facture, très raffinée chez le premier et beaucoup plus dense et empâtée chez le second.
De fait, ni le réalisme de Courbet, ni l’impressionnisme de ses amis des années 1860-1864 ne lui conviennent. Il cherche une voie à la fois intimiste dans le sentiment et rigoureuse dans l’exécution.

Quels ont été ses rapports avec les peintres impressionnistes ?
Bien qu’il fréquente le cercle impressionniste et participe à nombre de Salons de l’époque, il reste cependant en marge du groupe. Admirateur et ami de Manet, dont il peint le portrait, Fantin est également proche de Whistler avec lequel il entretient des relations fécondes. En revanche, il ne partageait guère l’approche picturale de Monet, Sisley, Pissarro ou Renoir.

Les impressionnistes ont-ils eu une in­­fluen­ce sur la peinture de Fantin-Latour ?
Pas directement. Seule la quête d’une peinture atmosphérique, empreinte de lumière le relie à ses contemporains. Car Fantin-Latour est une personnalité solitaire, poursuivant sa propre destinée artistique, sans prendre part à l’avant-garde, orientée vers le changement et la nouveauté, en rupture directe avec le passé.
En effet, Fantin se distancie plastiquement de ses contemporains et se réfère plutôt dans ses compositions à Chardin, au xviie siècle hollandais, aux grands maîtres vénitiens ou aux peintres espagnols du Siècle d’or qu’il a pu longuement observer lors de sa formation de copiste au Louvre. On dénote d’ailleurs peu de paysages dans la production de Fantin-Latour, car il a toujours préféré l’intimité et la quiétude de son atelier aux compositions en plein air, chères aux impressionnistes.

Quels liens Fantin-Latour a-t-il entretenus avec la peinture de Delacroix ?
Delacroix, considéré « comme le plus fantaisiste des temps modernes », est l’une des références majeures de Fantin-Latour. En tant que figure romantique, il représente la force de l’idéal et de l’imaginaire.
Avec l’Hommage à Delacroix, portrait collectif exécuté dans une veine réaliste, Fantin regroupe en 1864, dans la lignée des tableaux de corporation hollandais, les personnalités de l’époque issues du monde littéraire et artistique, notamment Manet, Baudelaire, Whistler et Duranty créant un véritable tableau-manifeste. Ce type de représentation d’une grande modernité a très vite été perçu par la critique comme un acte audacieux.

Fantin-Latour est plutôt considéré comme un tenant de la tradition que comme un peintre d’avant-garde. Ce jugement est-il erroné ?
En partie, car son œuvre est l’une des plus délicates à situer dans la seconde moitié du xixe siècle qui voit s’amorcer toutes les révolutions esthétiques du xxe siècle. C’est justement ce qui fait la densité de son parcours. C’est un peintre des contrastes, qui se déploie entre tradition et modernité, entre réalisme et imaginaire.
En effet, bien qu’il privilégie les références aux maîtres du passé, il est perçu inversement comme le précurseur du symbolisme, grâce à ses œuvres d’imagination où il retranscrit picturalement des thèmes musicaux, wagnériens le plus souvent.
Comme le mentionne d’ailleurs Fantin-Latour : « J’ai commencé par copier les maîtres, puis la vie. Depuis quelques années je peins mes songes. Je suis arrivé lentement de la réalité au rêve. Ce voyage a presque duré ma vie. »

Sur quels artistes son travail a-t-il eu une influence ?
Fantin-Latour a développé une grande liberté d’exécution dans son œuvre lithographiée et s’est rapidement démarqué par des clairs-obscurs puissants, dont l’innovation a sensiblement marqué ses contemporains dont Odilon Redon.
Fantin-Latour a développé une telle autonomie artistique et un univers si personnel que les influences sur ses pairs ne sont que diffuses. Mais son cas est suffisamment singulier pour qu’il vaille de s’y arrêter.

Biographie

1836 Naissance de Fantin-Latour à Grenoble. 1851 Suit les cours d’Horace Lecoq de Boisbaudran, qui l’incite à dessiner de mémoire. 1856-1858 Premières natures mortes. Rencontre Manet et Whistler. 1861-1862 Après avoir fréquenté l’atelier de Courbet, il expose pour la première fois à la Royal Academy à Londres. 1874 Refuse de participer à l’exposition des impressionnistes chez Nadar. 1876 Mariage avec le peintre Victoria Dubourg. 1881 Portraitiste renommé, il est élu membre du jury du Salon. 1886-1888 Réalise les lithographies pour les monographies des compositeurs Wagner et Berlioz. 1904 Il meurt dans sa maison de campagne à Buré.

Autour de l’exposition

Informations pratiques « Fantin-Latour, de la réalité au rêve », jusqu’au 28 octobre 2007. Commissariat”‰: Juliane Cosandier, Rudolf Koella. Fondation de l’Hermitage, 2, route du Signal, Lausanne. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, le jeudi jusqu’à 21 h. Tarifs”‰: 10”‰€ et 8”‰€, tél. 00 41 21 320 50 01.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°593 du 1 juillet 2007, avec le titre suivant : Juliane Cosandier : « Son œuvre est l’une des plus délicates à situer au XIXe siècle »

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