Art moderne

Caillebotte - Entrée en gare de la modernité

Par Anouchka Roggeman · L'ŒIL

Le 31 juillet 2007 - 1192 mots

PARIS

S’il a bouleversé le XIXe siècle qui l’a vu naître, le chemin de fer a aussi affecté la peinture en lui apportant de nouveaux sujets, de nouveaux paysages et un nouveau regard sur la société.

Le 2 juin 1867, lors de l’Exposition universelle, Napoléon III inaugura les nouvelles extensions de la gare Saint-Lazare, devenue la plus importante de Paris. Symbole de modernité et promesse de liberté, la gare et ses environs devinrent le thème favori de nombreux peintres impressionnistes en quête de sujets nouveaux.
« Les gares d’aujourd’hui sont les cathédrales d’hier », écrivit le critique Émile Zola en 1877 pour souligner la vogue des motifs ferroviaires. C’est aussi dans le quartier de cette gare que gravitaient de nombreux artistes et intellectuels, dont Nadar qui organisa la première exposition impressionniste boulevard des Capucines, Manet qui installa son atelier dans le quartier de l’Europe et Zola qui habitait les Batignolles.

Monet et Caillebotte : deux gares radicalement différentes
En 1874, Manet peignit La Gare Saint-Lazare. Deux ans plus tard, Gustave Caillebotte (1848-1894), ingénieur de profession et ancien élève de Léon Bonnat, peignit Le Pont de l’Europe. L’année suivante, c’était au tour de Monet de poser son chevalet dans le hall de la gare.
À la différence de Monet, qui accentua les reflets changeants de la lumière et le halo indéfini de la brume, Caillebotte représente distinctement les formes et adopte un style très réaliste et lisse.
En mettant en valeur la composition asymétrique de l’œuvre et l’effet de la perspective, le peintre ne cache pas l’influence de la photographie et des clichés grand angle.
Ce procédé, qu’il avait déjà utilisé en peignant Les Raboteurs de parquet (1875) fut vivement critiqué par Zola qui n’y voyait qu’une « photographie de la réalité qui, lorsqu’elle n’est pas rehaussée par l’empreinte originale du talent artistique, est une chose pitoyable ».

L’architecture de fer, une modernité écrasante
Pour autant le peintre ne représente pas la réalité telle qu’il la voit exactement, il donne au pont une importance démesurée et tronque les effets de perspective, de façon à forcer l’adhésion immédiate du spectateur. Caillebotte sut décrire son temps en peignant le malaise des ouvriers de la ville dans la société moderne.
Dans la partie droite du tableau, l’ouvrier fait non seulement corps avec le pont, symbole de l’industrialisation, mais il semble pris au piège des imposantes poutrelles, étouffé par l’ombre du pont. Dans la partie gauche, le couple de bourgeois flâne sous un ciel dégagé. L’homme et la femme marchent à quelques mètres du pont et semblent indifférents à leur environnement. Ils n’ont pour seule ombre que celle de la délicate ombrelle à dentelles.

Le pont de l'Europe
Symbole de l’ère industrielle
Motif principal de l’œuvre, le pont occupe, avec son ombre, plus de la moitié de la surface de la toile. Gigantesque et imposant, il crée une atmosphère étouffante, accentuée par le croisement métallique des poutrelles en forme de « X », qui quadrille l’espace.
Symbole de l’industrialisation et de l’évolution écrasante de la modernité, le pont emporte dans sa structure répétitive le regard du spectateur et le guide, comme sur des rails, vers le point de fuite principal. Il est, dans la structure de l’œuvre, l’élément qui sépare le monde de la bourgeoisie, à gauche du tableau, du monde ouvrier, symbolisé par l’homme de dos.
Le motif du « X » est d’autant plus opprimant qu’il se prolonge dans la structure asymétrique de l’œuvre. On retrouve en effet un « X » entre les deux bâtiments du dernier plan qui forment un « V », et où se rejoignent les deux diagonales du rebord du trottoir et du parapet.

L’ouvrier solitaire
Incarnation de la fracture sociale
Seul, un ouvrier se trouve dans la partie la plus étouffante et la plus sombre du tableau. Alors que les couleurs foncées du couple se détachent sur les couleurs claires de la rue et du ciel, le tablier bleu de l’ouvrier contraste inversement avec les poutrelles foncées du pont.
Tout est fait dans le tableau pour montrer l’opposition entre les deux classes. Si le ciel est ouvert au-dessus du couple bourgeois, le ciel au-dessus de la tête de l’ouvrier ainsi que le second point de fuite ne sont visibles qu’à travers le croisement des poutrelles du pont.
Alors que le couple marche loin du parapet, l’ouvrier est accoudé contre le parapet, et son corps semble s’encastrer dans la ligne oblique de l’une des poutrelles. Il repose son visage dans ses mains, terrifié et fasciné par le spectacle qui se trouve au-dessous du pont, par les fumées que l’on perçoit et par le vrombissement des machines que l’on imagine. Cependant, en disposant bourgeois et ouvrier sur un même pont, Caillebotte montre combien l’innovation peut à la fois être un lien entre les classes sociales, et un symbole des inégalités.

Les bourgeois
Jeu de séduction sur le pont
Vêtus de vêtements typiquement bourgeois, l’homme et la femme s’avancent vers le premier plan. Promeneurs paisibles dans un quartier à l’époque très fréquenté, ils se regardent l’un l’autre dans un jeu apparent de séduction. L’homme, qui a quelques pas d’avance, se penche délicatement vers la femme, qui pourrait aussi bien être sa compagne qu’une courtisane qu’il vient de croiser sur son chemin. L’hypothèse la plus probable étant un lien d’amitié entre les deux protagonistes, Caillebotte ayant donné à l’homme ses propres traits, et ceux de son amie madame Hagen à la femme.
Contrairement à l’ouvrier qui est fasciné par le spectacle de la gare Saint-Lazare et que l’on voit de dos, le couple est de face et ne semble prêter aucune attention à son environnement. L’homme et la femme marchent à quelques mètres d’écart du pont, dans la partie la plus lumineuse du tableau, sous un ciel ensoleillé.
Si le regard est automatiquement attiré vers eux parce qu’ils sont placés devant le point de fuite principal (qui se trouve au-dessus du chapeau haut de forme), c’est l’ouvrier qui, au premier plan, retient toute l’attention.

Le chien vu de dos
Guider le regard du spectateur
La patte arrière tendue en dehors du cadre, le chien invite le spectateur à entrer dans le tableau. De dos, il entraîne dans son pas rapide le regard du spectateur vers le point de fuite principal. Aussi, son corps et son ombre, parfaitement parallèles à la ligne du parapet et à l’ombre du pont, tendent vers la même direction.
L’animal accélère la dynamique de la scène en provoquant un changement de point de vue : en plongée lorsque le regard se porte sur lui, puis frontal lorsque le regard se porte sur les bâtiments du dernier plan. Seul dans la partie inférieure du tableau et au centre de la ligne horizontale, il symbolise aussi à la fois la solitude, mais aussi le compagnonage avec les hommes.

Biographie

1848 Naissance à Paris.

1873 Il intègre l’atelier de Bonnat aux Beaux-Arts de Paris.

1875 Jugé trivial, son tableau, Les Raboteurs de parquet, est refusé au Salon. Dès cette époque, héritier d’une fortune conséquente, il se consacre à la peinture et achète les œuvres des impressionnistes : Renoir, Monet ou Sisley.

1888 Élu conseiller municipal du Petit-Gennevilliers.

1894 Décédé à Gennevilliers, il est enterré au cimetière du Père-Lachaise à Paris. L’État refuse son legs avant d’en intégrer finalement une partie aux collections nationales.

Autour de l’exposition

Informations pratiques « Chefs-d’œuvre de la collection Oscar Ghez, musée du Petit Palais de Genève. Discernement et engouements », jusqu’au 28 octobre 2007.
Commissariat : Maïthé Vallès-Bled. Musée de Lodève, square Georges-Auric, Lodève (34). Ouvert tous les jours sauf le lundi, de 9 h 30 à 12 h et de 14 h à 18 h. Tarif : 7 €.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°593 du 1 juillet 2007, avec le titre suivant : Caillebotte - Entrée en gare de la modernité

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