L’envolée de l’art brut

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 25 avril 2012 - 1178 mots

Né au début des années 1980, le marché de l’art brut a commencé à décoller, il y a une dizaine d’années, avant de franchir de nouveaux paliers depuis cinq ans

PARIS - C’est à Montreuil, aux portes de Paris, dans un petit immeuble industriel en béton qu’est hébergée la collection ABCD (Art brut connaissance & diffusion), une des plus importantes collections d’art brut au monde. Assemblée depuis le début des années 1980 par le réalisateur Bruno Decharme en sillonnant le monde, d’asiles en institutions psychiatriques et en galeries, elle compte aujourd’hui 2 500 œuvres de 350 artistes. Signe d’un réel engouement pour cette terra incognita, pas moins de cinq expositions d’art brut sont à l’affiche, en France au printemps et en tout début d’été au Lille Métropole Musée d’art moderne (LaM), à la Maison rouge, à la Halle Saint-Pierre, au Palais de Tokyo et au Musée de Senlis. Les chiffres de fréquentations explosent : 60 000 entrées en 2010 à la Halle Saint-Pierre pour l’exposition d’art brut japonais, 50 000 visiteurs au LaM au printemps-été 2011 pour la rétrospective Adolf Wölfli, plus de 100 000 visiteurs à Londres à l’occasion de la quatrième exposition d’art brut et outsider art organisée par le Museum of Everything ouvert en 2009.

« La magie a déserté notre quotidien. Les dimensions poétiques et imaginaires ont été complètement laissées de côté. L’art brut permet de renouer avec celles-ci », souligne Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint Pierre, pour tenter d’expliquer l’enthousiasme que suscitent ces artistes marginaux et rebelles. « L’art brut est lié au dénuement et à une sorte de gratuité ou de détachement qui est une bouffée d’oxygène au sein de cette société de consommation », note de son côté le critique d’art Laurent Danchin.

Envolée des grands classiques de l’art brut
Même effervescence sur le marché de l’art où les cotes décollent depuis le début des années 2000. « Je me suis longtemps “coltiné” au paradoxe qui consiste à faire entrer sur le marché des œuvres qui ne lui étaient pas destinées », s’amuse Christian Berst. Abritée en plein Sentier chinois, dans un discret passage du 3e arrondissement de Paris, la galerie Christian Berst a ouvert ses portes en 2005. « Quand je me suis lancé, le marché était plus qu’embryonnaire. On souffrait d’une méconnaissance des milieux de l’art et les collectionneurs étaient peu nombreux », souligne le galeriste.

Né au début des années 1980 dans le sillage de l’ouverture du Musée de la Collection de l’art brut – celle de Jean Dubuffet – à Lausanne, le marché a commencé à décoller il y a une dizaine d’années. Le mouvement s’est nettement accéléré depuis cinq ans pour atteindre de nouveaux paliers. Longtemps fixé aux États-Unis autour de plusieurs galeries de qualité – Phyllis Kind, Cavin Morris et Ricco Maresca – et d’une foire annuelle, l’International Outsider Art Fair, née en 1993, le centre de gravité est en train de basculer vers l’Europe où se sont constituées de grandes collections privées et des musées.

Elles ont été bâties grâce à une brochette de galeristes : Nico Van der Endt à Amsterdam, Susanne Zander à Cologne, et Christian Berst sur les bords de Seine qui propose, toutes les six semaines une exposition, alternant entre les classiques de l’art brut et les contemporains. Ce travail de défrichage à permis d’élargir le petit cercle des aficionados de l’art brut aux collectionneurs d’art contemporain devenus majoritaires Aujourd’hui, les cotes les plus élevées sont l’apanage d’une brochette d’artistes : les Américains Henry Darger (1892-1973) et Bill Traylor (1854-1947), les Suisses Adolf Wölfli (1864-1930) et Louis Soutter (1871-1942), le Mexicain Martin Ramirez (1895-1963) et le Lituanien Friedrich Schröder-Sonnenstern (1892-1982). Les prix des œuvres de ces classiques de l’art brut ont plus que décuplé en une dizaine d’années. Leurs plus belles pièces peuvent atteindre, aujourd’hui, 200 000 à 400 000 euros. Mais des petits tableaux de Darger rehaussés à la gouache et peuplés de fillettes luttant contre de méchants adultes restent accessibles autour de 20 000 à 30 000 euros ; et des petits Soutter réalisés avant son internement pour quelques milliers d’euros.

On peut encore acquérir, en galeries ou en salles des ventes, de petits dessins d’Adolf Wölfli, le pape de la spécialité, pour 25 000 euros. Comptez néanmoins 100 000 euros pour une œuvre importante de qualité de plus d’un mètre. Une petite feuille de l’ancien esclave Bill Traylor, peuplée d’animaux et de personnages familiers, s’échange contre 25 000 à 40 000 euros. À Paris, l’étude Tajan organise depuis cinq ans, vaille que vaille, une vacation annuelle d’art brut. Les maisons Artcurial et Cornette de Saint-Cyr ont elles aussi tenté, occasionnellement et sans trop de succès, de monter des ventes spécialisées. À l’étranger, chez Sotheby’s, Christie’s, Lempertz ou Kornfeld quelques belles pièces apparaissent, de temps à autre, isolées au milieu de ventes d’art moderne organisées à New York, Zürich, Cologne ou Bern. Derrière les « vedettes » de l’art brut, quelques autres grands classiques obtiennent des prix soutenus. Ainsi des feuilles d’Aloïse Corbaz (1886-1964) peuplées de personnages au regard vide et bleu (entre 10 000 et 100 000 euros selon la taille et la qualité du dessin) et de celles d’Augustin Lesage (1876-1954), l’ancien mineur et spirite, dont les compositions symboliques partent entre 10 000 et 50 000 euros.

Des contemporains à saisir sans tarder
Les contemporains sont évidemment plus accessibles. Mais attention, les cotes progressent vite pour les valeurs sûres comme Carlo Zinelli (1916-1974). Ses dessins, hantés de silhouettes énigmatiques percées de trous, partent entre 15 000 et 25 000 euros.

Le marché a enregistré de fortes progressions pour des valeurs que l’on pourrait qualifier d’intermédiaires comme le Russe Alexandre Pavlovich Lobanov (1924-2003) et le Croate Janko Domsic (1915-1983). Leurs œuvres, qui s’échangeaient contre 2 000 à 3 000 euros, il y a six ans, peuvent aujourd’hui dépasser les 10 000 à 15 000 euros. Près de 90 % des œuvres proposées, précarité oblige, sont des dessins. Les huiles sont rares tout comme les sculptures qui recèlent néanmoins quelques pépites. Ainsi des « articles de bois » animés d’Émile Ratier représentant des autobus, des manèges et autres bateaux (autour de 5 000 euros), des poupées de tissus ocre ou de couleurs de Nedjar (entre 3 000 et 10 000 euros) et des « chiffonnettes » de Josette Rispal (de 1000 à 1500 euros). « C’est un marché qui est très loin d’être arrivé à maturité. Avec un revenu médian, vous pouvez encore vous constituer une collection sympathique. Mais dans cinq ans, ce sera plus difficile », affirme Christian Berst. Le galeriste, véritable workaholics toujours entre deux expositions et deux voyages, est le commissaire d’arte bruta terra incognita qui a ouvert ses portes le 20 avril à la fondation Arpad Szenzes – Viera Da Silva à Lisbonne.

Arte bruta tera incognita, jusqu’au 13 septembre, Galerie Christian Berst, 5, passage des Gravilliers, 75003 Paris, Tél : 01 53 33 01 70, www.christianberst.com, mardi-samedi 14h-19h

Collection ABCD, 12, rue Voltaire, 93100 Montreuil, www.abcd-artbrut.net, Fondateur d’ABCD, Bruno Decharme, propose depuis quelques années, un service de conseil auprès des collectionneurs

Légende photo

Adolf Wölfli, Sans titre, sans date, crayon de couleur et graphite sur papier, 40 x 60 cm, courtesy galerie Christian Berst, Paris.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°368 du 27 avril 2012, avec le titre suivant : L’envolée de l’art brut

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