Contrefaçon : toiles contre toiles

Par Hélène Brunel · Le Journal des Arts

Le 15 février 2012 - 1046 mots

PARIS [17.02.12] - À Paris, deux galeries d’art s’opposent dans un procès en contrefaçon de droits d’auteur intenté par un artiste contre un autre.PAR HÉLÈNE BRUNEL

En vertu de l’article L. 335-3 du Code de la propriété intellectuelle, le délit de contrefaçon peut être constitué non seulement par la reproduction, mais également par la représentation ou la diffusion d’une œuvre de l’esprit en violation des droits de son auteur. S’il est vrai que la contrefaçon s’entend principalement de l’imitation frauduleuse – la copie fidèle d’un modèle créé, exécutée dans le but de la faire passer pour une œuvre authentique, correspondant à l’activité « classique » du contrefacteur –, selon la loi, la communication au public, tout comme le « débit », des « ouvrages contrefaisants » tombent aussi sous le coup de l’incrimination de contrefaçon. Au sens de l’article L. 335-2 dudit code, le « débit » vise la vente ; ce qui implique que la mise sur le marché par une galerie d’art de peintures qui sont des contrefaçons est, elle-même, susceptible d’être sanctionnée. En pratique, la responsabilité des diffuseurs peut donc être engagée et retenue. C’est ce qu’illustre le jugement du tribunal de grande instance de Paris rendu le 2 décembre 2011, dans une affaire qui traite d’un type de contrefaçon rarement illustré en jurisprudence : celle opposant deux artistes peintres contemporains, « toiles contre toiles ».

En l’espèce, la 3e chambre a considéré qu’« en créant, représentant et diffusant sans autorisation, sans mention de son nom et dans des conditions dénaturantes, deux tableaux reprenant les caractéristiques essentielles de deux œuvres picturales de Troy Henriksen, Corinne Dalle-Ore et la société E-Canopy (exerçant sous l’enseigne Envie d’art) ont porté atteinte aux droits patrimoniaux et moraux de celui-ci ». Elle ajoute qu’« en reprenant les caractéristiques essentielles de plusieurs séries de Troy Henriksen, ainsi que les titres, couleurs, polices et techniques utilisées par ce dernier, elles ont, en outre, commis des actes de parasitisme au préjudice de Monsieur Henriksen et de la Galerie W ». Une décision jugée sévère par les accusés, pour lesquels les similitudes constatées entre les deux œuvres, procédant uniquement d’une source commune d’inspiration artistique, relevaient du domaine public, étaient de libre parcours et donc non protégées par le droit d’auteur. Mais, pour le tribunal, Corinne Dalle-Ore a reproduit selon une « combinaison identique » les éléments « originaux » de deux peintures de Troy Henriksen, témoignant d’« un parti pris esthétique reflétant l’empreinte de la personnalité de leur auteur ». La contrefaçon de droits d’auteur étant dès lors caractérisée, la responsabilité du « copiste » et de son représentant se devait d’être engagée. Car la diffusion d’une œuvre contrefaisante constitue un acte de contrefaçon, rappelle le tribunal dans ses motivations.

100 000 euros de dommages et intérêts
Puis le juge a estimé que Corinne Dalle-Ore a montré la « volonté délibérée de se placer dans le sillage de Troy Henriksen pour bénéficier des investissements, financiers ou intellectuels, que ce dernier consacre à la peinture ». Alors, sur cet autre fondement qu’est le parasitisme, Corinne Dalle-Ore et la société E-Canopy sont à nouveau condamnés « in solidum », afin de permettre à leurs victimes d’obtenir réparation de l’intégralité de leur préjudice. La Galerie W prétendait que ces faits de contrefaçon et de parasitisme avaient fait reculer les ventes de la galerie et la cote de l’artiste. Après avoir noté que, en dépit de ces allégations, le chiffre d’affaires de cette dernière avait doublé sur la période observée, le tribunal condamne les accusés à 100 000 euros de dommages et intérêts. Une somme minime par rapport à celle escomptée par les demandeurs, Troy Henriksen et la société W. Landau Production (Galerie W), mais néanmoins considérable eu égard aux revenus de l’artiste, dont les toiles sont vendues 1 500 euros en moyenne. D’autant plus que le jugement assorti de l’exécution provisoire fait droit à la demande de garantie formée par la galerie Envie d’art. Corinne Dalle-Ore devra, par conséquent, s’acquitter seule de cette condamnation, puisque, selon les termes du mandat de vente qui la lie à son représentant, elle s’était engagée à garantir la société E-Canopy contre toute action formée contre elle.

Yann Bombard, responsable de la galerie Envie d’art, réagit : « Ce problème de contrefaçon aurait dû être résolu entre les seuls artistes et non pas par l’intermédiaire de la justice. » Ce dernier confesse n’avoir accordé que peu d’importance à cette affaire. « Ce litige ne concerne que deux œuvres de Corinne Dalle-Ore », précise-t-il, avant d’ajouter : « Envie d’art, c’est quatre galeries à Paris et à Londres. Or l’œuvre de Corinne Dalle-Ore ne représente qu’1 % des affaires de la société. La Galerie W est certainement plus dépendante du travail de Troy Henriksen. »

« Industrialisation » de l’art
Ce procès pourrait-il être la conséquence d’une guerre entre galeries ? Corinne Dalle-Ore et la galerie Envie d’art ont, quoi qu’il en soit, formé appel. « Ce jugement est une aberration, commente leur défense, les avocats du cabinet Latscha. Outre le montant totalement disproportionné et infondé demandé à une jeune artiste, certains tableaux de Corinne Dalle-Ore présentés par la Galerie W comme des contrefaçons sont antérieurs aux œuvres de Troy Henriksen. La réalité, qui a échappé au tribunal, est que les deux artistes, qui se connaissent et se sont échangé des toiles, s’inspirent librement du même maître, Jean-Michel Basquiat. Si les toiles de Corinne Dalle-Ore concernées ont été sanctionnées au titre du parasitisme, un bon nombre d’artistes contemporains pourrait subir le même sort. »

« Ce jugement est révélateur d’un état du marché de l’art : celui de son industrialisation », constate Me Emmanuel Pierrat, l’avocat de Troy Henriksen et de la Galerie W. Deux systèmes de galeries s’opposent, explique-t-il, une galerie « plutôt traditionnelle » d’un côté et une galerie d’« une nouvelle génération », « plus commerciale » de l’autre. « Au final, poursuit-il, il résulte de cette dualité une confusion préjudiciable pour le marché de l’art, notamment par la reprise de thèmes picturaux en série. »

De tout temps, la contrefaçon a existé. Elle est apparue avec la naissance du marché de l’art et s’est développée en regard des évolutions de celui-ci. Les faux ont toujours témoigné de la notoriété d’un artiste ou du génie d’une œuvre. Aujourd’hui, la contrefaçon peut impliquer certains diffuseurs de la création contemporaine, lorsqu’ils représentent l’œuvre d’un artiste estimé contrefait ou le travail d’un auteur jugé contrefacteur. Comme dans le cas présent, la responsabilité de la galerie pourra finalement ne pas être engagée. Les risques encourus n’en demeurent pas moins réels.

Légende photo :

La salle des Pas-perdus du tribunal de grande instance de Paris, tribunal où a été rendu le jugement - © photo Kan_d - 2006 - Licence CC BY-SA 3.0 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°363 du 17 février 2012, avec le titre suivant : Contrefaçon : toiles contre toiles

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