Portrait

John Armleder, plasticien polymorphe

Le Journal des Arts

Le 4 janvier 2012 - 1487 mots

Faux dandy et vrai penseur de l’art contemporain, l’artiste suisse invité au Palais de Tokyo s’inscrit délibérément dans la veine Fluxus.

L’art contemporain produit parfois des silhouettes fameuses, des physiques singuliers et inoubliables. Il y eut Joseph Beuys par exemple. Comment pourrait-on oublier, outre son œuvre, la silhouette générale de l’individu, sa veste de pêcheur, ses éternels jeans et ses chapeaux en feutre ? Il y eut également Wolf Vostell, avec ses cigares, ses toques en fourrure, sa coiffure évoquant plus ou moins le « peot » hébraïque, ses bagues et ses montres ostentatoires. Autant de singularités absolues et inimitables revendiquées comme modèles par la jeune génération.

Au registre des personnalités ultra-charismatiques de l’art présent, il faut citer John Armleder. Sa tenue est certes des plus sobres (costume, gilet et cravate de rigueur) mais elle est contrebalancée par une longue tresse, contrepoint Fluxus à chacun de ses faits et gestes. Critiques et journalistes ont souvent parlé du dandysme de John Armleder. Mais l’artiste récuse ce qualificatif. En fait, son « look » est un peu à l’image de son œuvre. Il est sous-tendu par un sens indéniable de l’exactitude formelle, mais il est simultanément travaillé (via cette tresse) par un état d’esprit plein de malice et de douce anarchie. L’exposition que lui a consacrée le Mamco à Genève en 2006, « Amor vacui, horror vacui », était tout à fait caractéristique. Elle s’amorçait sur le modèle d’une exposition classique, pseudo-linéaire, puis se déstructurait graduellement au fur et à mesure de la descente aux étages inférieurs jusqu’au chaos des salles finales.

L’influence Flexus
L’artiste est chaleureux, facilement accessible. Il plaisante souvent, minimise la portée de son art et prend toujours un malin plaisir à en contester la consistance sémantique. Mais il suffit de quelques secondes avec lui pour constater que sa perspicacité pratique et théorique (sur son art comme sur celui des autres) est exemplaire. Si j’ai évoqué deux artistes un temps affiliés à Fluxus en préambule, c’est aussi et surtout parce que John Armleder a commencé à travailler à la fin des années soixante dans une veine Fluxus. En 1968, il s’inscrit d’ailleurs à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf pour pouvoir suivre les cours de Joseph Beuys. Il ne pourra hélas mener son projet à bien car, refusant d’accomplir ses obligations militaires, il se voit condamné à une incarcération de sept mois à Genève. Quelques années plus tard, il parlera à Beuys de ce premier rendez-vous manqué. Il lui confiera même en plaisantant qu’il a eu le temps d’étudier à loisir son esthétique en prison ; lieu où dominent le gris et le brun chers au maître allemand. Il paraît que la boutade n’a guère fait rire Beuys mais que Warhol s’en est par la suite délecté.

La naissance d’Écart
En fait, l’intérêt d’Armleder pour l’art remonte à l’enfance. Il découvre très tôt l’œuvre de John Cage et se prend de passion pour le travail de Joseph Cornell. « Quand j’étais tout jeune, j’ai cherché à faire une monographie sur Joseph Cornell. J’ai eu la chance de le rencontrer. Et je dois dire que c’est quelqu’un qui m’a fait une forte impression. Mais les choses ont un peu traîné et finalement je n’ai pas fait cette monographie. Entre-temps, il y en a eu d’autres et j’ai estimé que mon travail n’était pas si nécessaire que ça ».

En 1969, il fonde, avec Patrick Lucchini et Claude Rychner, le groupe Écart et s’investit avec eux dans « l’irrésolution commune d’un engagement équivoque ». Il organise des happenings et des performances, présente  du cinéma expérimental. Le groupe fonde une galerie éponyme en décembre 1973, au 6 rue Plantamour à Genève. C’est par son intermédiaire que Genève va voir affluer une part importante de l’avant-garde de l’Europe de l’Ouest et de l’Est ainsi que des États-Unis. Une série de Street Actions (TÓTalJOYS, 1975-1976) de l’artiste hongrois Endre Tót, réalisée avec la complicité des membres du groupe Écart, résume bien l’état d’esprit de ces « activistes de l’inutile » (1). On voit Tót portant des pancartes sur lesquelles on peut lire : « I am glad if I can hold this ». À travers le recours au hasard comme par son attitude détachée, Armleder paraît à cette époque feindre un certain « désœuvrement » (comme le dit Christian Besson). À la Biennale de Paris en 1975, il limite à peu de choses près ses activités à la préparation du thé ; une cérémonie du quotidien qu’annonce un slogan retentissant : « John Armleder p activity p nothing p performance p Infusion-diffusion ».

Furniture sculpture
En 1979, il initie la série des Furniture Sculpture. Ces œuvres devancent l’essor de la Neo Geo américaine et le feront accéder à un succès international jamais démenti jusqu’à nos jours. Elles revisitent, non sans humour, les multiples styles abstraits qui ont jalonné l’histoire du XXe siècle en les associant à des meubles, des guitares électriques, des surfs, des stores, des éléments destinés à la « customisation » des voitures, des éléments de décoration de toutes sortes, etc. dans une logique toujours plus intégrative. Les Furniture Sculptures semblent ainsi mettre en scène la « normalisation » de l’abstraction historique, sa dissolution dans le décor, sa captation par le mobilier. Certains critiques ont soupçonné l’artiste de cynisme en arguant qu’il prenait un malin plaisir à constater la faillite des idéaux modernes. En réalité, cette accusation ne tient pas car rien n’interdit de faire une lecture diamétralement inverse des mêmes œuvres : l’abstraction venant en quelque sorte libérer les objets en les arrachant à leur pesanteur ordinaire.

Il suffit parfois de tapis roulants pour évoquer les enjeux transcendantaux de la peinture de Barnett Newman ou bien de rideaux à lanières anti-mouches pour faire allusion aux Stripe paintings de Morris Louis, quitte à en ternir, par l’humour, quelque peu le mythe. Certaines Furniture Sculptures semblent nous faire pénétrer par effraction dans un univers privé. En 1980, Armleder renforça d’ailleurs incidemment cette impression en présentant ses œuvres dans un appartement situé au premier étage d’un immeuble de la rue Vignier à Genève. Les peintures n’étaient visibles qu’à la lampe de poche ; le dispositif d’exposition transformant en quelque sorte le visiteur en cambrioleur. « La galerie de Marika Malacorda, explique l’artiste, utilisait comme dépôt un ancien appartement dans un immeuble désaffecté et, pour cette exposition, le propriétaire avait mis à notre disposition certains appartements du même immeuble. Ils n’avaient pas rétabli l’électricité, d’où la nécessité initiale des lampes de poche ! Quelques heures avant le vernissage, j’ai réalisé là-bas des peintures murales para-suprématistes avec de la peinture blanche au scotch mais, en enlevant les scotchs, j’ai malencontreusement arraché une partie de la tapisserie. Comme il n’y avait pas de lumière et que j’avais quand même envie de faire une sorte de vernissage, j’ai demandé à Tamás Szentjóby de montrer les œuvres à la torche et de se lancer dans une petite explication théorique au sujet du suprématisme ou de je ne sais quoi d’autre ; le tout, bien sûr, en hongrois ! ».

Dans « All of the Above » que présentait le Palais de Tokyo (du 18 octobre au 31 décembre 2011), Armleder fait coexister sur une surface restreinte (une sorte de scène à trois niveaux) les œuvres d’une trentaine d’artistes. L’arrangement est extrêmement dense et anti-hiérarchique. Il s’agissait de prendre le contre-pied du traditionnel white cube muséal qui inscrit l’œuvre dans une sorte de vaste carcan blanc et vide en vue d’annuler les interactions avec les autres œuvres ainsi que la présence du reste du monde. La disposition des oeuvres au sein de « All of the Above » dérive du souvenir d’une visite du Musée national du Caire faite par l’artiste alors qu’il n’avait qu’une douzaine d’années. Au fur et à mesure qu’étaient trouvés de nouveaux sarcophages, explique-t-il, on les installait devant ceux qui étaient déjà présents ; chacun faisant ainsi obstacle à la pleine et entière visualisation des autres. Le fait de voir ou non ces objets importait peu et leur présence (habitée !) dans la salle suffisait. De même, comme le dit l’artiste dans l’interview vidéo du Palais de Tokyo, une œuvre d’art exposée dans un musée est toujours soupçonnée d’être « habitée d’une mission, d’un propos, d’une intention. L’idée, c’était de faire en sorte que l’on ne puisse voir les œuvres que les unes à travers les autres, en produisant ainsi une sorte de mise en abyme par étages qui est dans le fond un principe naturel du langage voire même de l’intelligence ».

John Armleder en dates

1948 : Naissance à Genève
1969 : Fondation du groupe Écart
1969 : Armleder suit le « Mixed media course » de John Epstein à la Glamorgan Summer School (Angleterre)
1979 : Première Furniture Sculpture 2006 : « Amor vacui, horror vacui », rétrospective organisée au mamco de Genève.
2011 : « All of the Above » Carte blanche à John Armleder (Palais de Tokyo)

En savoir plus sur John Armleder

Note

(1) L’expression est de Lionel Bovier & Christophe Chérix

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°360 du 6 janvier 2012, avec le titre suivant : John Armleder, plasticien polymorphe

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