Chronique

L’art, son dehors et ses autres

Le philosophe trace le chemin d’une contre-modernité, où les artistes se reconnaissent

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 3 janvier 2012 - 806 mots

Jusqu’au risque d’en user la pertinence, le nom de Jacques Rancière est une référence de saison. Mais à le lire, on comprendra cependant que l’apport régulier du philosophe, car il publie beaucoup, est en effet précieux à la saisie de la situation contemporaine de l’art.

Un champ élargi de l’art car s’il travaille souvent de très près sur telle ou telle proposition d’artiste, il a aussi la liberté du philosophe à sortir du champ déterminé de la critique d’art pour s’arrêter sur le cinéma ou, bien sûr, aux enjeux élargis de la théorie esthétique. Ainsi avec Les écarts du cinéma, paru au printemps dernier, interrogeait-il le septième art non pas seulement pour ses propriétés, mais aussi par sa capacité à prendre aux autres champs ; la littérature, le théâtre, et cela considéré à une échelle historique large avec en permanence une relation aux œuvres du cinéma, Hitchcock, Vertov, Bresson, Godard, Minnelli, Straub et Huillet, Rossellini et Pedro Costa… Mais surtout, c’est cette politique du sens qui demeure son centre, son axe : bien sûr en relation avec l’histoire politique, car le cinéma en est profondément marqué, en se faisant sous nos yeux ou presque, depuis un gros siècle.

Tension du dehors et du dedans
Mais aussi dans cette relation que Rancière sait transformer en profond outil d’interrogation des faits artistiques à l’aune de la philosophie, dans un mouvement permanent, une « tension du dehors et du dedans » (selon une formule empruntée au texte Politiques des films, p. 129) des œuvres et de la pensée. Le lecteur est amené vers des considérations par une singularité de Rancière : son attachement à la description, au fait de raconter ses objets. On pourra le lire pour cela aussi, et reconnaître en lui un philosophe qui n’a pas peur des œuvres.

Sous le titre de son tout récent volume, Aisthésis, il ne faut pas plus attendre l’élaboration d’un système, englobant et définitif. Mieux, et toujours dans un rapport aux œuvres mais cette fois à l’échelle que l’auteur précise (de 1764 à 1941), soit de Winckelmann, au moment où « l’art commence à se dire comme tel » – c’est-à-dire au moment de « l’invention » de l’esthétique– , jusqu’à l’Amérique du photographe James Agee. Ainsi campé dans une chronologie repérée, le volume composé de quatorze essais, comme autant de moments, se déploie au travers de scènes (le sous-titre, Scènes du régime esthétique de l’art, revendique cette disposition théâtrale) se présente comme une « contre-histoire de la modernité artistique » (p. 13), qui se dégage de toute obligation d’encyclopédisme ou de continuité. C’est là l’apanage du philosophe qui peut, ici encore jouer de la tension « du dedans et du dehors », puisque l’un de ses objets est de mettre en relation avec l’art des formes, des pratiques qui n’en sont pas. Vielle question de l’extériorité, que sous-tend une caractérisation ouverte, dialectique de l’art, réfutant l’alternative entre idéalisme et pragmatisme. « L’un des objets de ce livre [c’est de montrer] comment un régime de perception, de sensation et d’interprétation de l’art se constitue et se transforme en accueillant les images, les objets et les performances qui semblaient les plus opposées à l’idée du bel art : figures vulgaires des tableaux de genre, exaltations des activités les plus prosaïques en des vers affranchis de la métrique, cascades et pitreries de music-hall, édifices industriels et rythmes des machines, fumée des trains ou de navire reproduites par un appareil mécanique, inventaires extravagants des accessoires de la vie des pauvres » (prologue, p. 11). Cette liberté posée est portée toujours par les récits d’œuvres croisés d’érudition, qui s’offrent à une lecture non exclusivement théorique, et qui ouvrent aussi une exigence dans le regard sur l’art d’aujourd’hui, à distance d’imprécations des « anti » et de naïvetés des « pro ».

Ce pourrait presque être une de ces scènes que tracent les quatre auteurs réunis dans le petit volume des éditions Allia, « L’Art en danger » qui réunit Günther Anders, George Grosz, Wieland Herzfelde et John Heartfield. Une scène ou plutôt un ring, comme le laisse à penser l’image de frontispice et surtout la nature, combative des textes réunis. Ceux de Grosz et Herzfel ont été publiés en 1925 ; Anders sur Heartfield a été prononcé en 1938 et La Canaille de l’art par Grosz et Heartfield en 1919-1920. La verve qui les unit est faite d’engagement et d’humour, d’intelligence de l’art, d’urgence du temps et de rage des hommes.

Jacques Rancière, Les écarts du cinéma, éditions La Fabrique, 2011, 168 p., 13 €, ISBN 978-2-35 872-022-9

Jacques Rancière, Aisthesis, Scènes du régime esthétique de l’art, Paris, éditions Galilée, 2011, 328 p., 27 €, ISBN 978-2-7186-0852-5

Günther Anders, George Grosz, Wieland Herzfelde et John Heartfield, L’art est en danger, traduit de l’Allemand par Catherine Wermester, éditions Allia, 2011, 80 p., 9 €, ISBN 978-2-84485-434-6

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°360 du 6 janvier 2012, avec le titre suivant : L’art, son dehors et ses autres

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