Regarde !

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 13 décembre 2011 - 1102 mots

Sensibiliser un enfant à l’art n’est pas nécessairement un jeu d’enfant. Cet apprentissage doit passer par les différentes étapes que sont l’observation, la réaction et l’échange.

Ateliers pratiques, visites en famille, en sortie scolaire ou en compagnie d’un médiateur rattaché à l’institution, les offres pour familiariser les plus jeunes à l’art sont légion. L’enjeu qui sous-tend toutes ces activités est, lui, unique : comment parler d’art à un enfant ? Essentielle pour en faire un être capable de s’émouvoir devant l’œuvre, la sensibilisation à l’art doit d’abord aborder la matérialité de l’objet, respecter un temps d’observation, encourager les réactions, et enfin susciter l’échange.

Matérialité
À l’heure où les fabricants de jouets proposent des ordinateurs aux enfants dès l’âge de 1 an, où la grande majorité des visiteurs de musée se promènent munis de caméras, appareils photo et téléphones portables, et où « Google Art Project » propose de découvrir les plus grands musées du monde par écran interposé, l’œuvre d’art en tant qu’objet matériel semble devenue une espèce en voie de disparition. « Si l’on n’a pas de rapport à l’œuvre, c’est de la consommation », résume le philosophe Bernard Stiegler, qui dirige l’Institut de recherche et d’innovation logé au Centre Pompidou, à Paris. Pour lutter contre la passivité intellectuelle et physique qu’engendre l’écran, la rencontre avec une œuvre concrète est fondamentale pour l’initiation du jeune public à l’art. « Il faut avant tout leur faire prendre conscience de l’objet », explique Nadeije Laneyrie-Dagen, professeure d’histoire de l’art à l’École normale supérieure et intervenante aux séances plénières du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle. Un objet qui ne saurait être réduit à une image, mais qui devrait être abordé comme une mine d’informations – sur sa forme (peinture sur bois, aquarelle sur papier, moulage en plâtre…), sa technique (empâtements, bas-relief, dripping…), ses couleurs, ses détails, sa composition en termes géométriques, son aspect qui change selon le point de vue... Autant d’éléments concrets que les enfants peuvent appréhender avec facilité, sans qu’un médiateur ne leur mette les mots dans la bouche. « Le rapport [à l’art] ne doit pas être court-circuité en disant ce qu’il faut voir », précise Bernard Stiegler. Cette approche physique permet d’autant mieux à l’enfant  de comprendre que l’œuvre a été créée avec une intention particulière par une personne de chair et de sang.

Regarder avec les mains
« Je ne sais pas s’il faut les faire parler d’une œuvre, je pense qu’il faut les faire réagir. […] L’une des meilleures façons d’apprendre et d’être sensible à quelque chose, c’est de le faire », argue le psychiatre Jean-Pierre Klein, fondateur de l’art-thérapie en France et président de l’Association internationale de thérapie et de relation d’aide avec médiation artistique. « Il faut saisir par la main ce qui a été fait par la main », renchérit Nadeije Laneyrie-Dagen, « pour prendre conscience de la singularité de l’individu et de son regard ». Pinceaux, pastels, pâte à modeler ou collage pour les petits…, tous les moyens sont bons pour répondre et se réapproprier l’œuvre. Si les plus grands peuvent réagir par la parole, les plus jeunes s’expriment plus facilement par la motricité. La créativité et l’imagination ainsi stimulées, l’enfant élabore son propre chemin esthétique qu’il pourra, s’il le souhaite, confronter par la suite à celui de l’artiste. Si la copie ne doit pas être imposée, elle vient souvent de manière spontanée – « l’enfant se montre l’œuvre à lui-même », traduit Bernard Stiegler. À partir de ce travail personnel, la surprise naîtra du détail que l’enfant aura relevé, des couleurs qu’il choisira, de l’histoire qu’il aura envie de raconter... C’est alors qu’un dialogue peut s’instaurer, échange dans lequel l’écoute de l’enfant est primordiale.

Paroles
Dans cet échange, la parole doit rester libre, spontanée, et l’œuvre et l’artiste ne doivent pas être sacralisés. Une fois mis en confiance, l’enfant hésitera moins à exprimer son vrai goût. Contrairement aux apparences, l’abreuver d’explications (les détails de la vie de l’auteur par exemple) sans qu’il en soit demandeur n’est pas lui rendre service. « Si l’on apporte aux enfants des éléments de compréhension, on tue toute capacité de surprise », poursuit Bernard Stiegler. Les parents qui craignent que leur enfant ne « comprenne » rien aux tableaux cubistes de Pablo Picasso ont tendance à se réfugier face à des œuvres d’art ancien à la narrativité rassurante. Une manière d’engager la conversation sur un terrain familier et d’accéder à d’autres savoirs, ayant trait à l’Histoire, aux mœurs du passé ou encore aux religions. Faire entrer les enfants dans une œuvre à partir d’une anecdote ou un détail est ainsi d’un usage très répandu. Mais en convertissant une œuvre en un « support d’histoires », on perd de vue sa matérialité, et les enfants risquent de se trouver désarmés, plus tard, devant des œuvres abstraites. Pourtant, l’absence de narration permet aux plus petits d’entrer dans la peinture. En ce sens, les œuvres créées à partir de 1900 se prêtent au mieux à ces tout premiers émois. Ainsi des collages de Max Ernst, des sculptures de Jean Tinguely, des jeux de couleurs de Joan Miró, des corps flottants de Marc Chagall, des noirs de Soulages ou des sculptures-ballons de Jeff Koons…

Accessibilité
« Il est rare d’entendre un enfant de 3 ou 4 ans dire :  «Ça j’aurais pu le faire», devant une toile d’Hans Hartung », avance Alain Kerlan. Qu’il soit abstrait ou figuratif, exception faite de certaines œuvres susceptibles de heurter les âmes sensibles, l’art des XXe et XXIe siècles se prête donc plutôt bien au jeu. L’universitaire insiste sur l’importance de la dimension ludique et de la simplicité plastique et cite en exemple Ernestos Ballesteros, présenté cette année  à la Biennale de Lyon ; l’artiste brésilien a invité enfants et adultes à réaliser des planeurs identiques à ceux de son installation à la Sucrière, en vue d’un concours de planeurs organisé le 10 décembre dans différents endroits de la ville – « un monde de légèreté dans lequel les enfants peuvent très facilement entrer ».  D’après Nadeije Laneyrie-Dagen, il est primordial ne pas couper les enfants de leur culture et, surtout, de garder en mémoire l’importance du face-à-face. Car « un artiste n’est pas forcément mort », rappelle Alain Kerlan. Au Centre Enfance, Art et Langage à Lyon, qui travaille en priorité avec des écoles maternelles en « quartiers fragilisés », les enfants entrent en contact avec des artistes en résidence. Ces derniers apportent leur travail, organisent des visites de leur atelier. Et les enfants de prendre conscience que si une œuvre existe, c’est qu’un homme ou une femme a, comme lui, regardé le monde.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°359 du 16 décembre 2011, avec le titre suivant : Regarde !

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