Alain Quemin : « Un déni des institutionnels »

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 4 octobre 2011 - 1343 mots

Dix ans après la parution de son rapport, Alain Quemin, professeur de sociologie de l’art à l’université Paris-VIII, n’est guère plus optimiste sur le rayonnement des artistes français.

Jean-Christophe Castelain et Armelle Malvoisin : Il y a dix ans, un rapport que vous avez rédigé pour le ministère des Affaires étrangères sur la place de l’art contemporain français sur la scène internationale mettait en exergue le déclin des artistes français tant du point de vue du marché que des institutions. Pouvez-vous nous rappeler dans quel climat vous avez entrepris cette étude ? 
Alain Quemin : À l’époque dominait une croyance très forte à l’intérieur du monde de l’art contemporain : celle d’artistes français qui auraient été très présents sur la scène internationale. On pensait que les artistes contemporains les plus consacrés en France s’imposaient quasi naturellement au plan mondial, et que la nouvelle génération était aussi en passe de le faire.

J.-C. C. et A. M. : Le contraste avec la conclusion de votre rapport a donc été saisissant. Aujourd’hui, a-t-on pris acte de la faible visibilité des artistes contemporains français à l’étranger ?
A. Q. : Oui, mais surtout en dehors des institutions. Il y a deux ans, lors d’un déjeuner organisé au ministère des Affaires étrangères pour la dernière édition de [la triennale] la Force de l’art, tous les institutionnels présents tenaient le même discours exagérément optimiste qu’avant 2001 !

J.-C. C. et A. M. : Quel argument était avancé en ce sens ?
A. Q. : Les pouvoirs publics aiment bien afficher des listes d’artistes français exposés à l’étranger. Mais ils oublient de les rapporter à la présence des artistes américains, allemands et britanniques pour relativiser… Or, en réalité, la présence des artistes français sur la scène mondiale, bien qu’ils bénéficient souvent du soutien financier des pouvoirs publics – certains étant même portés à bout de bras –, est bien moindre que celle des artistes d’autres pays.

J.-C. C. et A. M. : Êtes-vous en train de nous dire que la situation des artistes français n’a pas changé en dix ans ?
A. Q. : C’est en effet largement le cas et c’est regrettable, mais comment s’en étonner, vu le déni des institutionnels pour qui l’art contemporain français se porte très bien ? Certes, les professionnels du marché de l’art sont souvent plus nuancés, mais les choses ne peuvent pas changer tant que la réalité reste niée par le versant institutionnel, trop peu sensible aux indicateurs.

J.-C. C. et A. M. : Quels sont ces indicateurs ?
A. Q. : Le Kunst Kompass (1) constitue un indicateur critiquable en tant que tel pour une année donnée vu ses biais, mais ses évolutions annuelles, elles, font sens et il serait ridicule de penser qu’il résulte d’un complot international guidé contre la France ! En 2001, la part des artistes français visibles dans le monde était déjà très faible, de 3,7 %, contre 35 % pour les Américains, 27 % pour les Allemands et 6,3 % pour les Britanniques. En 2010, la part de la France n’est toujours que de 3,7 %, contre 31 % pour les Américains, autant pour les Allemands et 11 % pour les Britanniques. Les accrochages dans les plus grands musées sont encore plus édifiants. Regardons-les en face. Quant au marché de l’art et aux ventes d’œuvres d’artistes français aux enchères, ce n’est pas plus encourageant.

J.-C. C. et A. M. : Cela signifie-t-il que rien n’a été fait pour enrayer cette situation ?
A. Q. : La France dépense beaucoup d’argent pour soutenir la création contemporaine et je suis tout à fait favorable à une telle intervention des pouvoirs publics. Mais il convient de se demander si les montants dépensés, via notamment la Direction de la création et l’Institut français, ont bien produit les effets que l’on est en droit d’attendre. Ou alors, il faut repenser notre politique.

J.-C. C. et A. M. : Qu’en est-il des choix stratégiques de la France ?
A. Q. : La Biennale de Venise est très instructive. Alors que d’autres pays prennent le risque de montrer des artistes relativement jeunes, les positions françaises sont très défensives, avec des artistes plus que matures et complètement attendus. L’exemple le plus flagrant est celui de Christian Boltanski qui, après avoir été montré à Monumenta en 2010 (ce qui devrait constituer la consécration suprême), se retrouve à la Biennale de Venise cette année, comme s’il avait besoin encore d’être très soutenu ! Ce recul dans le cursus honorum dessert à la fois Boltanski et Monumenta.

J.-C. C. et A. M. : Le dispositif français de manifestations de dimension internationale, telles que Monumenta ou la Force de l’art, ne contribue-t-il pas à faire rayonner nos artistes ?
A. Q. : Nous avons créé des événements comme Monumenta et la Force de l’art par nécessité vitale pour nos artistes, ce qui n’est pas illégitime. Mais la machine a tendance à s’emballer quand, en plus de la Biennale de Lyon, on veut créer une triennale à Paris. Étonnante logique pour un pays de la taille de la France de créer deux manifestations qui vont forcément se concurrencer. Malgré cette multiplication d’opportunités pour les artistes français en France, la visibilité internationale de nos plasticiens n’augmente guère.

J.-C. C. et A. M. : Vous n’êtes guère optimiste…
A. Q. : Certes, mais pas parce que je serais de nature alarmiste ou passéiste. Il existe des domaines dans lesquels la France réussit remarquablement bien, comme l’architecture contemporaine. Nos architectes Jean Nouvel, Christian de Portzamparc, Paul Andreu ou Dominique Perrault sont très présents à l’international. La faible présence française et le recul ne sont donc nullement inéluctables. Si les arts visuels s’exportent si mal, c’est sans doute d’abord du fait d’un refus viscéral des pouvoirs publics d’établir ce constat, préalable indispensable à toute relance.

J.-C. C. et A. M. : Qu’est-ce qui ne va pas en France ?
A. Q. : Il faudrait davantage de diversité dans les choix, passant notamment par un rééquilibrage entre institutions publiques et structures privées. On accorde trop peu de place à ces dernières, comme la Maison rouge – Fondation Antoine de Galbert dont les expositions de qualité internationale complètent remarquablement ce que l’on voit ailleurs à Paris. En France, contrairement à l’Allemagne où tout est moins concentré, il est difficile pour un conservateur ou un inspecteur de se démarquer des choix artistiques de ses supérieurs hiérarchiques, s’il veut ensuite briguer un poste plus élevé, ce qui produit un alignement des goûts. Par exemple, les institutions s’intéressent toujours peu à la peinture, au profit notamment d’œuvres plus conceptuelles. Il est vrai aussi que la France compte peu de gros collectionneurs et qu’ils ne soutiennent guère la création française. Le soutien à la création nationale est moins ancré dans nos mœurs qu’au Royaume-Uni ou en Allemagne.

J.-C. C. et A. M. : Quelles sont les solutions ?
A. Q. : Il faut probablement repenser les choix esthétiques implicites qui ont été faits en France et notre système très centralisé qui reflète trop peu la diversité artistique. Nous pourrions ouvrir davantage nos institutions à des responsables étrangers. La contrepartie consisterait à inciter nos commissaires d’expositions et conservateurs français à acquérir un bon niveau d’anglais et d’allemand, et à travailler à l’étranger.

J.-C. C. et A. M. : Quels artistes français ou travaillant en France ayant un début de reconnaissance internationale mériteraient d’être mis davantage en lumière ?
A. Q. : Je pense à Barthélémy Toguo, Philippe Cognet, Valérie Favre [elle vit désormais à Berlin], Stéphane Pencréac’h, Vincent Corpet, Marc Desgrandchamps, Djamel Tatah, François Rouan…

J.-C. C. et A. M. : Un mot sur l’évolution de la Fiac ?
A. Q. : Il y a des signaux positifs à la Fiac. D’abord en revenant au Grand Palais, la Fiac a attiré des galeries internationales majeures qui ne voulaient pas se rendre Porte de Versailles, une quasi-banlieue pour les collectionneurs américains ! Je pense aussi qu’en dix ans, la programmation de la Fiac s’est améliorée et rapprochée du circuit international.

Notes

(1) Boussole du monde de l’art, le Kunst Kompass est un outil allemand créé en 1970 qui recense les artistes présents sur la scène mondiale à travers les musées, biennales et dans la presse spécialisée.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°354 du 7 octobre 2011, avec le titre suivant : Alain Quemin : « Un déni des institutionnels »

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