Paroles d'artistes

Mircea Cantor - « Ni slogans ni mystères »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 3 octobre 2011 - 851 mots

Pour son déménagement dans de magnifiques locaux industriels du début du siècle dernier, le Crédac, à Ivry-sur-Seine, a invité Mircea Cantor. En une sélection de sept œuvres, l’artiste roumain fait toujours montre d’une conscience aiguë des dérèglements du monde.

Frédéric Bonnet : Vous présentez deux films dans des salles distinctes : Tracking Happiness (2009), où des jeunes femmes balayent les traces de pas de leurs prédécesseurs dans le sable, et un très court film où un enfant dit : « J’ai décidé de ne pas sauver le monde » (I Decided Not to Save the World, 2011). Il se crée un écho intéressant entre ces deux films, entre pureté immaculée et brutalité du propos…
Mircea Cantor :
Mes expositions s’articulent autour d’un corpus, d’une conscience, dans lesquels il y a les bras, les pieds, la tête… qui forment ensemble une sorte d’harmonie. Évidemment, rien n’est innocent dans l’ensemble des pièces ni dans le parcours, mais ce que vous dites est intéressant, car voir d’autres œuvres déclenche autre chose que lorsqu’on n’en voit qu’une. Le premier film de l’exposition est très court, six secondes, mais il a en même temps un écho très long. Nous sommes dans un monde où l’on essaye de nous convaincre que les dirigeants, l’ONU, le FMI… nous conduisent sur la bonne voie. On sauve le monde ! Pour qui sort du courant, ce sont des mensonges, ou tout du moins on émet des doutes. Entendre de la bouche d’un enfant : « I decided not to save the world » sonne un peu comme une alarme, une cloche d’église qui tinterait fort sans savoir qui l’agite. C’est, pour moi, un peu cette sincérité de la vérité, pas dans un sens mystique, mais la vérité immédiate qui nous touche car on sait que c’est vrai. Tracking Happiness relève aussi d’un geste très simple : effacer les pas, la poussière, le disque dur. Il y a aujourd’hui une sorte d’hystérie de l’archivage, pour ne pas se perdre, ne pas tomber dans l’oubli. « Tracking » est un terme technologique. Vous suivez vos colis. Vous avez un iPhone et vous savez que vous êtes repérable à tout moment, vous n’êtes plus perdu. Il s’agit là d’une autre forme de mise en garde, car il n’est plus possible aujourd’hui de pouvoir effacer ses traces. 

F. B. : Le fait d’effacer veut dire qu’il y a toujours un recommencement… 
 M. C. : Mais c’est ce qui est beau ! C’est comme les saisons qui recommencent, ce serait contre-nature de garder un printemps éternel.

F. B. : Il y a souvent, dans votre travail, un usage de symboles. Vous avez réalisé, ici, un arc-en-ciel peint sur du verre, dont le motif est traité comme des fils barbelés (Rainbow, 2011). Est-ce une alerte ? 
M. C. : Je ne suis pas un symboliste. Ma devise est ni slogans ni mystères. Pour moi, ce sont des styles de travail. Voir l’arc-en-ciel est une mise garde, un émerveillement également, pas dans le sens d’un divertissement mais dans un sens très sérieux, comme par exemple les empreintes qu’on vous prend lorsque vous entrez sur le territoire américain. Ce sont des choses de cet ordre, qui bouleversent nos habitudes. Il ne s’agit pas de professer l’art pour l’art, mais d’interroger vraiment nos attitudes mentales, émotionnelles, sociales, ou notre lien à l’autre. C’est de cela qu’on a besoin, car je trouve qu’on est dans une sorte de gueule de bois d’un lendemain de fête – cette sensation d’être en sécurité dans le monde alors qu’on ne l’est pas. 

F. B. : Vous venez de produire un avion fait de bidons de pétrole sous lequel est fixé un hameçon doré (Fishing Fly, 2011). Souhaitiez-vous détourner une image en écho à un monde bouleversé ?
M. C. : Il s’agit d’un leurre plus que d’un avion ; c’est l’image du mensonge ! À la pêche, le leurre est fait pour mentir aux poissons. Or, produire du mensonge aujourd’hui est une question importante, car le mensonge on le vit, on l’emploie vis-à-vis de nos proches : on ment ! Qu’est-ce que le mensonge aujourd’hui quand mon voisin parle ? Où peut-on piéger le mensonge ? Pourquoi ment-on ? Quel est l’intérêt ? Ces questions se posent sous une carapace qui est l’avion. Ce sont des questions du quotidien immédiat. En Roumanie, j’entendais souvent cette devise : « Lutter pour la paix ». Comment peut-on lutter pour la paix ? C’est changer l’eau en vin ! 

F. B. : La carapace est réalisée avec des barils d’huile. Cela a-t-il des incidences économiques et politiques ? 
M. C. : Toute notre vie aujourd’hui, et depuis toujours d’ailleurs, a été subordonnée à ces trafics politiques et économiques. Voyez ce qui s’est passé en Libye dernièrement. Il n’y a aucun autre enjeu que politique et économique : les contours de la Méditerranée et le pétrole !

MIRCEA CANTOR. MORE CHEEKS THAN SLAPS

Jusqu’au 18 décembre, Centre d’art contemporain d’Ivry – Le Crédac, La Manufacture des œillets, 25-29, rue Raspail, 94200 Ivry-sur-Seine, tél. 01 49 60 25 06, www.credac.fr, tlj sauf lundi 14h-18h, samedi et dimanche jusqu’à 19h

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°354 du 7 octobre 2011, avec le titre suivant : Mircea Cantor - « Ni slogans ni mystères »

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