Chronique

Fonds de poche et grosse monnaie

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 6 septembre 2011 - 867 mots

Deux essais sur les réalités économiques de l’art viennent bousculer les poncifs habituels sur la fin de l’art (contemporain).

Les têtes de gondoles des rayons et des librairies spécialisés en art contemporain offrent un paysage éditorial propre à contrister le chroniqueur… On sait bien que l’étiage de la légitimité (économique et symbolique) du livre – et singulièrement de l’essai – se trouve bien souvent au seuil de son passage en format poche. Or, que voit-on, encore et toujours, en bonne place sur les tables de nos amis libraires ? Des piles de cette littérature apophatique, remplie de certitudes essentielles brandies par des redresseurs d’histoire, lestée de verve justicière à proportion de ce qu’elle dénonce, ce que n’est pas/n’est plus/devrait être/a été l’art (rayez, s’il y en a, les mentions inutiles). 

Dans l’ombre de François Pinault
On connaît les coupables, Warhol et Koons, Hirst à l’occasion. Les allers et retours transatlantiques de Marc Fumaroli, dont nous avions dit tout le bien que l’on en pensait il y a deux ans (lire le JdA n° 305, 12 juin 2009), s’appuient fraîchement sur les piles aigres de Jean Clair et les émanations gazeuses d’Yves Michaud.
Héroïque, ironiste, pourfendeur messianique parfois inspiré, Jean-Philippe Domecq a, lui aussi, ses piles nouvellement réimprimées toutes regonflées. Son enthousiasme de Cassandre lui vaut de certifier, en une nouvelle postface, une nouvelle fin de l’art (contemporain) en opérant cette trop commode unification par amalgame, qui fait équivaloir tout l’art (contemporain) au Murakami de Versailles, qui fait disparaître tout amateur dans l’ombre de François Pinault. En fait, ce qui est le plus commun à ces propositions, c’est qu’elles ne parlent jamais d’art ou d’œuvres, mais toujours d’idées ou d’essences esthétiques. Matinées de considérations parfois même des plus légitimes sur l’histoire, sur la corruption marchande, elles n’en pataugent pas moins dans la pétition de principe. À en croire nos sages et leur déni, que pouvons-nous faire de toutes ces choses qui se prétendent des œuvres, et qui ne sont même pas des objets de marché ? De ces gens – jeunes donc naïfs, et de moins jeunes, nigauds assurément – qui pensent « art » alors qu’il n’y en a plus ? Oculos habent sed non vident (ils ont des yeux mais ne voient pas)… 

Des positions d’artistes hétérogènes
Venons-en à deux essais qui touchent précisément aux réalités sociologiques et économiques de l’art. Réalités considérées sans tendresse ni illusion, tant par Henri-Pierre Jeudy, en philosophe et sociologue, dans Le Mythe de la vie d’artiste, que par Jean-Joseph Goux, lui aussi essayiste et universitaire dans le champ de l’économie symbolique, au croisement des disciplines, qui prend un nécessaire recul historique dans les textes réunis pour L’art et l’argent, la rupture moderniste, 1860-1920. Comment, de quoi, sur le plan matériel comme symbolique, vit cette population qui choisit (se choisit ?) l’identité d’artiste. S’il n’y a plus, selon Jeudy, et on le suivra sans peine ici, « d’artiste maudit », la figure de l’artiste n’en demeure pas moins fortement déterminée de prescriptions socioculturelles multiples. Qui relativisent les revendications d’indépendance, de liberté et de singularité dans le croisement entre mode de vie et production artistique.

Les organisations collectives, les associations d’artistes sont, aux yeux de l’auteur, plus capables de propositions crédibles socialement, comme il en est dans le Belleville cosmopolite, parfois loin des ambitions de professionnalisation qui motivent d’autres. Du grand artiste souverain au travailleur social d’un genre particulier, sans grille ni typologie systématiques, Jeudy repère une hétérogénéité dans les positions d’artistes, certes non détachées de déterminations qui les englobent. À s’élargir, la position de l’artiste perd de la spécificité en démultipliant ses possibles, en s’identifiant à des formes diversifiées du travail. En faire le constat par l’observation, parfois l’anecdote, tout en ouvrant des pistes d’analyse, a le mérite de camper un paysage complexe et, à l’occasion, porteur de lourdes contradictions sans réduction simpliste, sans condamner pour autant toute l’hypothèse de sens. 

Pas d’excommunication générale
Reprenant la question de la valeur abordée avec son brillant Frivolité de la valeur. Essai sur l’imaginaire du capitalisme (éd. Blusson, 2000), Goux l’articule précisément sur le moment historique de la modernité, avec un Manet en figure de proue, pour tenter de qualifier le paradoxe d’aujourd’hui qui voit la valeur vénale de l’œuvre prendre, dans un certain imaginaire socio-économique dominant, le pas sur la qualité artistique, voire s’y substituer. Dans un second texte, il observe les relations entre avant-gardes historiques et « ethos spéculateur », quand, après Nietzsche, la monnaie est comprise non pas seulement comme l’instrument d’échange, mais aussi comme métaphore. Goux dessine ainsi, et encore dans la conversation avec la philosophe Florence de Mèredieu qui clôt le volume, une trajectoire longue de la superposition des valeurs qui se joue à l’échelle de l’histoire du capitalisme comme de l’art, sans lui non plus confondre le terme de son analyse avec une excommunication générale. 

Jean-Philippe Domecq, Une nouvelle introduction À l’art du XXe siècle, éd. Pocket, collection  « Évolution », 2011, première édition 2004, 254 p., 8,20 €, ISBN 978-2-2662-1266-3

Henri-Pierre Jeudy, avec Maria-Claudia Galera, Le mythe de la vie d’artiste, éd. Circé, 2011, 160 p., 16,50 €, ISBN 78-2-8424-2299-8

Jean-Joseph Goux, L’art et l’argent, la rupture moderniste, 1860-1920, éd. Blusson, 2011, 128 p., 16 €, ISBN 978-2-9077-8421-4

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°352 du 9 septembre 2011, avec le titre suivant : Fonds de poche et grosse monnaie

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