L’actualité vue par Jean-Louis Prat, commissaire d’exposition indépendant

« Tout repose sur une question de confiance »

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 12 avril 2011 - 1632 mots

Après avoir dirigé pendant plus de trente-cinq ans la Fondation Maeght à Saint-Paul de Vence, Jean-Louis Prat est commissaire d’exposition indépendant.

À l’invitation du Fonds régional d’art contemporain (Frac) Auvergne, dirigé par Jean-Charles Vergne, il vient de signer à Clermont-Ferrand l’exposition « Le corps inattendu » réunissant une soixantaine d’œuvres d’artistes, tels Picasso, de Kooning, Bacon, Richier, Chagall… Jean-Louis Prat revient sur cette exposition et commente l’actualité.

JDA : Comment avez-vous accueilli l’invitation à concevoir une exposition pour le Fonds régional d’art contemporain Auvergne ?
Jean-Louis Prat : Je suis né et j’ai passé ma jeunesse en Auvergne. J’y ai beaucoup d’attaches familiales et amicales. Tout le monde savait que j’étais dans le monde de l’art, ce monde un peu éloigné des préoccupations des Auvergnats et dont on se méfie un peu dans cette région. Ici, ce sont les rapports humains qui comptent le plus, le rapport au travail, à l’attitude morale. On parle de ces églises romanes fabuleuses, mais le présent n’est pas glorifié. Il y a une retenue. En Auvergne, on ne parle que de ce que l’on connaît bien. Henri Chibret, le président du Frac Auvergne, m’a demandé d’organiser une exposition dans ce nouveau siège du Frac créé par la Région. Le lieu est relativement petit, avec des pièces semblables à celles d’un grand appartement, et il était difficile de trouver une idée qui pouvait fonctionner. Finalement, j’ai imaginé un sujet autour du corps, un thème qui pouvait être juste pour l’Auvergne, qui présentait un intérêt pour le public. Je ne voulais pas pratiquer une greffe, qui aurait été considérée comme une forme de snobisme.

Je suis allé voir les créateurs vivants qui pouvaient m’aider à créer des liens intéressants ; des collectionneurs et des musées qui pouvaient, par des prêts exceptionnels, donner le sentiment qu’il existe une continuité entre l’art moderne et l’art contemporain. Il fallait rassurer le public avec un art moderne historique qui a fondé le XXe siècle, et des artistes tels Picasso, Miró, Staël, que j’avais présentés à Saint-Paul dans des expositions monographiques. Je pourrais regretter que l’exposition ne soit pas plus grande pour pouvoir continuer la démonstration. J’ai créé des confrontations, des oppositions ou des rencontres. Je voulais offrir quelque chose de généreux, d’ouvert et qui montre que les artistes travaillent dans une indépendance et une liberté totale.

Mais vous présentez plutôt un corps écorché…
J.P. : Oui, mais peut-être parce que c’est une époque écorchée. Comment pouvait-on s’exprimer après deux guerres mondiales, après tant d’acharnement pour détruire l’homme ? Quand on voit l’œuvre de Giacometti, d’[Yves] Klein, de [Jaume] Plensa ou de Basquiat, lesquels ont peu de liens entre eux sinon aucun, on est en face de gens qui disent ce qu’ils sont. Et c’est la plus belle des choses en art. C’est le mot de Malraux : « L’art n’est pas une soumission mais une conquête. » Je crois profondément en cette autonomie, c’est la liberté que l’on peut acquérir au sein d’un groupe, d’une communauté. Cette indépendance, qui permet ce ton extraordinairement libre, renforce une idée commune. Quand on réunit toutes ces vérités, cela donne le musée d’art moderne ! Le public peut entendre chez différents créateurs un message qui donne une vision de notre époque. Les artistes que je présente viennent de tous les pays : ils sont russes, belges, espagnols, américains, italiens et français, je ne me pose même pas la question. Je choisis des artistes qui, par leur complémentarité ou leurs oppositions, peuvent signaler l’époque dans laquelle nous vivons.

Cette forme d’humanisme m’intéresse. J’ai eu la chance de bien connaître ces artistes et de vivre avec eux, de visiter leurs ateliers, c’est aussi cela qui m’a guidé : connaître profondément un créateur pour comprendre l’homme. Il y a toujours une ressemblance profonde entre une œuvre et un artiste. J’ai toujours travaillé avec eux en toute confiance. Sans que je m’en sois rendu compte moi-même, j’ai choisi des artistes que j’aimais pour ce qu’ils font et ce qu’ils sont.

Rassembler toutes ces œuvres n’a-t-il pas été compliqué ?
J.P. : Pour imaginer une exposition, il faut se créer dans la tête ce que l’on voudrait faire, essayer ensuite de le mettre au clair, et puis obtenir les prêts. Pour ce faire, il faut gagner la confiance des musées, des conservateurs – qui travaillent dans le même sens –, des collectionneurs ; les convaincre de participer une nouvelle fois à une aventure. Personne n’aime prêter. Pourquoi enlever de sa maison ou des cimaises d’un musée une œuvre importante pour la prêter ? Surtout à un lieu un peu méconnu comme c’est le cas ici en Auvergne. Tout repose sur une question de confiance. Je n’ai jamais pu demander un prêt sans aller voir la personne qui en était le détenteur. Une œuvre appartient totalement au lieu auquel elle est dédiée, au collectionneur qui l’a achetée. Ensuite, la personne, que ce soit le conservateur ou le collectionneur, doit pouvoir se dire : « je suis très heureux d’avoir participé à cette exposition ». Sans ces rencontres, ce métier perd beaucoup de sa substance.

Un frein à ces expositions est la valeur atteinte par ces œuvres sur le marché, qui ont fait explosé les primes d’assurance. Comment va-t-on continuer à réaliser ces grandes expositions d’art moderne ?
J.P. : C’est un problème. L’exposition « Mondrian », au Centre Pompidou, est révélatrice. Comment peut-on faire venir autant de chefs-d’œuvre du monde entier sinon sous l’autorité de l’État, qui donne sa caution pour les assurer ? Sans cela, c’est impossible à faire. Même chose pour « Monet ». Pour qu’un artiste reste vivant, même s’il est mort, il faut le montrer et le faire voyager. Mais il est certain que ce sera de plus en plus difficile. Il existe aussi une compétition entre les lieux qui se concurrencent les uns les autres. C’est dans le domaine des idées que l’on peut créer des expositions. Je crois beaucoup aux expositions thématiques, ou alors à des complémentarités entre artistes, comme [Francis] Bacon et [Lucian] Freud. D’où « Le corps inattendu ». Il est plus facile de monter une exposition thématique qu’une présentation monographique parce que, pour ces dernières, nous sommes tenus à une histoire qui est déjà écrite. Alors que, dans le cas d’une exposition thématique, nous pouvons l’écrire nous-même et l’on peut toujours trouver un substitut à une œuvre que l’on n’aurait pas pu obtenir en prêt.

Nous sommes entrés dans la folie la plus totale concernant la valeur des œuvres, mais c’est le marché. Il a toujours existé. Déjà François Ier se battait contre d’autres princes ou d’autres rois pour acquérir la Joconde. Ce qui est plus difficile, c’est l’éloignement des œuvres. Aujourd’hui, il y a le Japon, la Chine, la Russie… Faire venir des œuvres d’aussi loin pour les présenter dans le cadre d’une histoire, c’est difficile. Mais il est important de tenir une nouvelle génération au courant de ce qui a existé et de ne pas lui faire croire que c’est uniquement dans ce qu’il y a de plus contemporain que l’on peut s’exprimer.

Pour cette exposition, j’ai bénéficié du mécénat extraordinaire de la maison Michelin. C’est l’une des plus grandes entreprises mondiales, elle a une action sociale formidable, mais non culturelle pour le moment. Elle a participé à cette exposition et cela m’a beaucoup touché parce qu’ils sont originaires d’Auvergne. Le Laboratoire Théa nous a aussi aidés. Et je suis très heureux que cela se soit passé de cette façon-là parce que la communauté n’a pas eu à supporter les frais d’une exposition, qui est toujours chère à organiser.

Quelles œuvres avez-vous puisé dans les collections du Frac Auvergne ?
J.P. : Il y a deux œuvres formidables, celles de Yan-Pei Ming et de Martial Raysse, ce qui démontre que ces Fonds régionaux d’art contemporain ont une action intéressante. Ils se consacrent aux artistes vivants, ils les achètent et portent un regard attentif, intelligent, intuitif, sur la création d’aujourd’hui. On est obligé de se tromper dans l’art contemporain, mais c’est la preuve même que la vie existe.

« Le corps inattendu » est l’une des premières expositions muséales accueillie par un Frac. Quelle était votre intention ?
J.P. : Je propose une lecture, comme une nouvelle ou un petit roman. Ces artistes permettent de comprendre comment Basquiat, Combas, Velickovic ou Ernest Pignon-Ernest s’insèrent dans la continuité d’un dialogue avec les images des peintres ou des sculpteurs. Il y avait là indubitablement quelque chose d’intéressant. C’est peut-être difficile pour les Frac de vivre uniquement dans cette contemporanéité, en n’ayant plus ce rapport à l’histoire. Ces créateurs n’oublient pas ce qu’ils sont, ni ce qu’ont été ceux auxquels ils font toujours référence, même si elles sont ténues.

L’actualité à Paris, c’est aussi un florilège de salons. Fréquentez-vous les foires ?
J.P. : Je vais dans toutes les foires. De cette confrontation entre toutes les galeries, il y a une vérité qui ressort dans la lecture totale de l’événement, quel qu’il soit.

Vous avez été directeur de la Fondation Maeght pendant trente-cinq ans. Suivez-vous les soubresauts que subit cette Fondation aujourd’hui ?
J.P. : Je regarde cela de loin, parce que j’ai eu la chance d’être le collaborateur de Marguerite et Aimé Maeght, puis d’Adrien Maeght, pendant longtemps dans la plus grande liberté. Ce qui arrive, je n’y suis pour rien et ce sont des affaires qui ne concernent qu’une famille et pas le public.

Quelle exposition vous a le plus marqué dernièrement ?
J.P. : « Mondrian » au Centre Pompidou. Par sa réunion d’autant d’œuvres importantes, on comprend toute une époque. C’était formidable de réunir « De Stijl », et remarquablement bien fait. Évidemment, Paris ne manque pas d’événements, nous sommes très gâtés. Entre les musées et les galeries, on voit vraiment des merveilles. On ne manque de rien, sinon de temps.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°345 du 15 avril 2011, avec le titre suivant : L’actualité vue par Jean-Louis Prat, commissaire d’exposition indépendant

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