Bruxelles

Tout Tuymans

D’une peinture radicale à un art devenu trop littéral

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 28 mars 2011 - 641 mots

BRUXELLES - L’exercice de la rétrospective ne sied pas à tous les artistes, car elle peut soudain apporter un éclairage sur les faiblesses d’une œuvre inégale.

C’est ce qu’il advient à Luc Tuymans (né en 1958 à Mortsel en Belgique) dans l’accrochage que lui consacre le Palais des beaux-arts de Bruxelles, unique étape européenne après un grand tour américain passé par San Francisco, Columbus, Dallas et Chicago. Qu’on ne se méprenne cependant pas, Tuymans est un grand artiste et cette exposition en fait état, mais sans doute convient-il de réévaluer l’aura qui l’entoure à l’aune des déséquilibres saillants dans son travail. Ils sont d’autant plus visibles ici que le parcours chronologique, avec des travaux couvrant trente années de production (1978-2008), est traité par séries. Or les plus récentes font pour la plupart montre d’un affadissement de la pratique.

Afin d’aborder la complexité langagière et picturale de Tuymans, le mieux est sans doute de se placer en position médiane, à la fois de son œuvre et du déroulé du parcours, dans une vaste salle consacrée à la série At Random (Au hasard, 1994), où se déploie un redoutable concentré de ce qui fait la qualité du travail de l’artiste. Des fragments du quotidien sont donnés à voir, parfois en gros plan, souvent avec un curieux cadrage. Il y a quelque chose d’inquiétant et de maladif dans cette peinture portée par une palette sourde voire éteinte, où le motif pas toujours explicité pose la question de sa lisibilité même. À force d’étrangeté, le banal familier se charge d’une admirable abstraction, tel le haut de cette botte coiffé d’un morceau de jupe qui n’est plus qu’un emboîtement radical de volumes (The Leg). Dès ses débuts, Tuymans amorce une entreprise de questionnement du réel d’autant plus efficace que les sources de sa peinture sont toutes des images existantes retravaillées, qui de cette réalité vont questionner tout à la fois la possible représentation, la vision, la transformation… Ici un petit morceau de papier d’emballage devient un motif décoratif par le biais de l’agrandissement (Wrapping Paper, 1991). Là un portrait n’a plus de traits tandis que le fond du tableau n’est plus qu’un empilement de masses colorées (Hands, 1978). Quant à la série Le Regard diagnostique (1992), elle revisite des photographies tirées d’un manuel médical en rendant les clichés encore plus curieux. La touche est toujours sûre et cassante. En refabriquant des images, en interrogeant leur véracité, Tuymans génère des territoires ambigus. Sa peinture semble nimbée d’une forme d’impénétrabilité émotionnelle et impose au spectateur une certaine distance tout en distillant un indéniable pouvoir d’attraction. 

Intranquillité du monde
Peintre des traumatismes de l’histoire et du monde récent, l’artiste s’est fait une spécialité d’aborder de biais les questions de mémoire et de pouvoir à travers des événements aussi tragiques que l’holocauste, et ce notamment par l’intermédiaire de détails qui, retravaillés, se chargent d’une dimension dramatique. Ainsi de Shrift (1988), tableau remarquable de brutalité contenue, dont la surface blanche marquée de quelques traits noirs renvoie au recouvrement du texte par les censeurs nazis. Mais en devenant plus explicite, le travail de Tuymans perd en puissance. Revenant sur le passé colonial belge au Congo, la série Mwana Kitoko : Beautiful White Man, exposée à la Biennale de Venise en 2001, se dilue dans une trop longue narration pâlotte manquant de relief. Le même écueil frappe Proper (2005), groupe de tableaux qui s’intéresse aux dérèglements sécuritaires de l’Amérique post-11 Septembre. Devenu trop démonstratif et parfois littéral, l’ensemble a perdu en acuité. Car l’art du Belge n’est jamais aussi bon que lorsqu’il confine à l’ascèse et au dénuement, imposant par le développement de sa capacité interrogative une conscience du monde et de son intranquillité. 

LUC TUYMANS

Commissariat : Madeleine Grynsztejn, directrice du Museum of Contemporary Art, à Chicago ; Helen Molesworth, conservatrice à l’Institute of Contemporary Art, à Boston

Nombre d’œuvres : 70

LUC TUYMANS. RÉTROSPECTIVE

Jusqu’au 8 mai, Palais des beaux-arts, 23, rue Ravenstein, Bruxelles, tél. 33 2 507 82 00, www.bozar.be, tlj sauf lundi 10h-18h, jeudi jusqu’à 21h. Cat., éd. Ludion, 228 p., 40 euros, ISBN 978-9-0554-4772-5

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°344 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : Tout Tuymans

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