Théorie

Quand l’œuvre n’est plus

Aux Archives de la critique d’art se pense le statut paradoxal du document sur la performance

Par Julie Portier · Le Journal des Arts

Le 15 mars 2011 - 742 mots

L’histoire de l’art dispose d’un matériel divisible en deux catégories : les œuvres d’une part ; les documents qui l’entourent d’autre part, deux sources dont la confrontation permet à l’historien de construire un récit et argumenter une analyse.

Qu’en est-il lorsque le mode d’existence de l’œuvre est celui de « l’ici et maintenant », conditions spatiales et temporelles au-delà desquelles elle disparaît ? Ne reste que le document sur l’œuvre, qui devient à la fois objet et sujet du travail de l’historien de l’art. Cette ambiguïté ontologique de l’archive sur la performance est le point de départ d’une réflexion collective retranscrite dans La Performance : entre archives et pratiques contemporaines. L’ouvrage rassemble les communications prononcées lors d’une journée d’étude organisée en 2005 à l’université Rennes-II, ainsi qu’un corpus commenté de documents inédits, pour la plupart issus des Archives de la critique d’art (qui, de Châteaugiron, déménageront prochainement à Rennes). Le centre de ressources créé en 1989 à l’initiative de l’historien de l’art Jean-Marc Poinsot est le lieu privilégié en France pour penser la mise en histoire de la performance. Car aujourd’hui, cette histoire se construit précisément ici, où sont conservés les fonds d’archives de Dany Bloch, François Pluchart ou encore Pierre Restany. 

Actions et légendes
Ces documents ont été épluchés par une nouvelle génération d’historiens dont fait partie Janig Bégoc, codirectrice de cet ouvrage de référence. Contrairement à Anne Tronche, qui en signe la préface, la spécialiste de l’art corporel n’a pas pu assister à la Messe pour un corps orchestrée en 1969 par Michel Journiac à la galerie Daniel Templon, à Paris… puisqu’elle est née dix ans après. « Le temps de l’analyse et de la mise en perspective des faits est venu », souligne Anne Tronche, mais aussi celui de réévaluer la position d’autorité du témoin oculaire dans cette approche historique de la performance. L’Américaine Amelia Jones, citée par Sophie Delpeux dans sa contribution intitulée « Deuil de l’événement/avènement de l’image », rompait définitivement avec cette hiérarchie du savoir dans un article de 1997 : « Bien que je sois respectueuse de la spécificité des connaissances acquises en participant à une situation de performance en direct, je soutiendrai ici que cette spécificité ne devrait pas être surestimée par rapport à la spécificité des connaissances qui se développent au contact des traces documentaires d’un tel événement (1). »

Dès les premières actions, dans les années 1960, se pose la question du statut à donner au document. Si l’artiste et théoricien Allan Kaprow ne transige pas sur l’irréductibilité de la performance à la photographie, sa méfiance à l’égard de l’« image-média » le contraint à redoubler d’attention à son sujet. Pierre Saurisse pointe ce paradoxe mais aussi la façon dont les artistes, qui ont très vite saisi les enjeux du document, ont pu jouer de la déformation des faits induite par l’image ou le témoignage fragmentaires. L’auteur narre la construction d’une mythologie, à leur insu ou par les artistes eux-mêmes, dont Yves Klein et son Saut dans le vide relaté dans le journal Dimanche du 27 novembre 1960 fait figure de précurseur. 

Les légendes selon lesquelles Rudolf Schwarzkogler se serait émasculé (Aktion 3, 1965) ou Valie Export aurait débarqué armée d’un revolver dans un cinéma pornographique – alors qu’il s’agissait d’un cinéma d’art et essai où les spectateurs étaient prévenus  (Genital panic 1969) –, ont nourri une fascination pour ces nouvelles pratiques artistiques. 

Le plus souvent réalisée en petit comité voire dans le secret de l’atelier, la performance trouve un moyen de diffusion – et donc d’existence – dans les enregistrements qui en sont faits, même si la production de ces traces contredit la nature même de l’œuvre « vivante ». Ainsi les artistes tels Robert Morris, Joseph Beuys ou Vito Acconci ont-ils pris en charge la médiatisation de l’œuvre en trouvant des alliés dans de jeunes revues actives dans les années 1970. Sylvie Mokhtari montre comment les pages d’Avalanche (Étas-Unis), ArTitudes (France) ou Interfunktionen (Allemagne) sont rapidement devenues des espaces de monstration de l’œuvre dans un contexte de rejet du modèle traditionnel incarné par le musée ou la galerie.

Enfin, l’historicisation de la performance trouve une actualité particulière face aux pratiques récentes de « reenactment » [reconstitution]. Céline Roux en observe les usages dans le champ chorégraphique où la revalorisation des traces traduit une volonté de s’inscrire dans l’Histoire – non sans susciter de nouveaux paradoxes. 

(1) A. Jones, « Presence in absentia », Art Journal, n°4, vol. 56, hiver 1997, p. 11.

LA PERFORMANCE : ENTRE ARCHIVES ET PRATIQUES CONTEMPORAINES, sous la direction de Janig Bégoc, Nathalie Boulouch et Elvan Zabunyan, éd. Presses universitaires de Rennes/Archives de la critique d’art, 2010, 244 p., 20 euros, ISBN 978-2-7535-9.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°343 du 18 mars 2011, avec le titre suivant : Quand l’œuvre n’est plus

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