Chronique

L’art de l’art d’habiter

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 2 février 2011 - 742 mots

Les artistes interrogent la dimension symbolique de l’intérieur et de l’extérieur, de la maison et de la ville

Si habiter est bien « le propre de l’humain », selon la formule titre d’un livre collectif dirigé par Thierry Paquot, Michel Lussault et Chris Younès, ce n’est pas seulement, rappellent les auteurs, une question d’organisation matérielle et pratique, ni l’affaire des seuls architectes, urbanistes, géographes ou sociologues. Après Heidegger, les philosophes ont donné à « l’habiter » une nouvelle densité, nourrissant cette réalité anthropologique d’une consistance existentielle majeure. Mais il revient plus encore aux artistes, habitants habités, de faire se rejoindre dimension symbolique et expérience vécue de cette réalité. De multiples voies s’ouvrent en effet au travers de deux parutions récentes, bien différentes pourtant dans leur nature éditoriale. Le premier est la monographie attendue d’un artiste puissant et discret, dont le langage, entre sculpture et vidéo, s’est imposé depuis les années 1990 : Marcel Dinahet, rappellent les textes de Jean-Marc Huitorel et Dominique Abensour, a travaillé des années avant de trouver, d’inventer le lieu d’où le monde prend consistance pour lui, et pour son spectateur. Puisque c’est en somme en quittant la terre ferme qu’il a pu saisir celle-ci dans ses propriétés étranges, en particulier en la filmant à partir de cet autre qu’est le monde de l’eau, altérité radicale, part inhumaine de la planète, hétérotopie radicale.  Filmant sous l’eau, ou plus exemplairement à la surface de l’eau avec une caméra livrée par flottaison à une visée décentrée, Dinahet et ses installations met en cause et fiche par terre la belle illusion de la consistance du monde. Quand il retourne la caméra sur les Finistères, du point de vue des poissons, l’artiste se met sans doute un peu en danger dans la dimension de performance de son travail, mais surtout il invente une extériorité sur le monde familier qui met en perspective instable l’assurance du terrien. Malgré la frustration due à l’image inévitablement figée de l’œuvre vidéo que véhiculent les illustrations, ces pages révèlent, sous la plume de Larys Frogier par exemple, l’aspect construit de ce monde flottant, le caractère sculptural et structural des dispositifs de Dinahet.

De l’agir au construire
Quant à Habiter poétiquement le monde, s’il s’agit d’un catalogue, c’est surtout un livre de référence que le LAM, le musée d’art moderne et contemporain de Villeneuve d’Ascq, publie là, à l’occasion de sa réouverture (lire le JdA no 332, 8 octobre 2010, p. 8). Dense comme l’exposition qu’il accompagne (dont le titre anglais, « The world as poem », est plus direct), l’ouvrage (pour celui qui l’aura acquis à temps car le tirage est en passe d’être épuisé) développe une idée large de l’habiter portée par des œuvres aux registres très différents mais fortement convergents.  La rencontre des axes des collections du musée dessine un territoire artistique des plus convaincants, qui associe art brut et contemporain. L’habiter prend ici toute l’épaisseur que le philosophe pourrait lui donner, au travers de la diversité d’expériences d’écrivains, d’anonymes issus du monde de l’institution psychiatrique, d’inventeurs de mondes de différentes échelles, cosmiques ou mentaux, communs ou parfaitement singuliers.  La marche et le logis, la ville comme rêve et comme cauchemar, nous sommes pourtant très loin du sociologisme, et plus dans ce bain de symbole qu’est le monde habité. L’idée s’en trouve incarnée dans la plus grande diversité formelle, de l’agir au construire, de l’image au récit.  Plus d’une trentaine d’auteurs viennent donner son épaisseur à ce monde réel où rien ne distingue vraiment intérieur et extérieur, explorateurs au long cours et voyageurs immobiles. Maison, carte, territoire, page, arpenteurs, bâtisseurs, les essais du livre, en célébrant, en décomptant, en rêvant, passent par autant d’œuvres permettant de philosopher le monde. Du Facteur Cheval à Hanne Darboven, en passant par Sergueï Paradjanov ou Robert Filliou, on se souvient tout au long du parcours de Jean-François Lyotard, quand il pointait la « très mince différence entre être sur la lune et être dans la lune ». Non, décidément, il s’agit de bien autre chose que d’un simple catalogue d’exposition.     

Habiter, le propre de l’humain
sous la direction de Thierry Paquot, Michel Lussault et Chris Younès, 2007, éditions La Découverte, coll. « Armillaire », 384 p., 26 euros, ISBN 978-2-7071-5320-3.

Marcel Dinahet, 1990 > 2010
collectif, 2011, éd. Lienart, 304 p., 38 euros, ISBN 978-2-35906-039-3

Habiter poétiquement le monde
collectif, 2010, éditions du LAM, Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Lille-Métropole, 271 p., 28 euros, ISBN 978-2-86961-087-3.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°340 du 4 février 2011, avec le titre suivant : L’art de l’art d’habiter

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