Istanbul 2010 : une capitale européenne de la culture en demi-teinte

Malgré l’euphorie suscitée au départ par l’attribution du titre de capitale européenne de la culture 2010, Istanbul n’a pas su combler les espérances

Le Journal des Arts

Le 4 janvier 2011 - 1622 mots

L’obtention du titre de capitale européenne de la culture 2010 avait suscité beaucoup d’espoir à Istanbul. Malgré de hautes ambitions affichées et les efforts fournis, la perle du Bosphore a été victime d’une organisation défaillante et d’une mauvaise gestion financière. L’année se termine sur un bilan en demi-teinte.

ISTANBUL - Désigner « capitale européenne de la culture » une cité millénaire, qui fut en son temps capitale d’empires chrétien puis islamique, revenait à célébrer Venise pour ses canaux ou recommander Paris pour ses musées. Istanbul, dont la population dépasse 13 millions d’habitants, a partagé cet honneur européen pendant les douze derniers mois avec Essen, en Allemagne, et Pécs, en Hongrie. Istanbul est presque cent fois plus peuplée que Pécs, et sa population dépasse même celle de la Hongrie toute entière, tout comme son PIB. Alors pourquoi, au moment où s’éteignent les projecteurs braqués sur la ville, cette année fut-elle bien en dessous des espérances ? 

La candidature qu’Istanbul avait déposée à Bruxelles en 2005 n’avait alors provoqué aucun cynisme, la ville étant à cheval sur l’Europe mais en dehors de l’Union européenne. La Turquie avait le cœur léger, forte d’avoir obtenu des négociations pour plaider sa cause devant l’Union plus de quarante ans après la signature d’un accord d’association. Istanbul avait, dans le même temps, fait forte impression avec un dossier de candidature axé sur la métaphore des quatre éléments (terre, air, eau et feu), chacun correspondant à une saison de l’année et à un thème artistique propre : la terre représentait l’histoire, le feu le renouvellement urbain, tandis qu’un concert du groupe U2, initialement prévu pour le mois de juin, s’est retrouvé on ne sait comment sous la rubrique « air ». En 2006, Istanbul fut choisie, se défaisant avec facilité de sa rivale principale, Kiev.

L’un des atouts de cette candidature était la participation d’organisations non gouvernementales. Une nouvelle agence, baptisée « Istanbul 2010 », était un exemple d’intégration, rassemblant des personnes issues de tous les horizons de la communauté artistique. La liste initiale des responsables des différents comités réunissait la crème des arts visuels et du spectacle, de l’architecture et du patrimoine culturel. L’intérêt de l’exercice était de créer un modèle de collaboration entre le gouvernement local, l’État et la société civile. Et, pour une fois, l’argent public n’allait pas faire défaut, grâce à une taxe spéciale sur l’essence, pour évaluer puis financer la myriade de projets qui commençait à pleuvoir. 

Renouveler l’image
de la ville 
L’optimisme initial n’était pas seulement dû à l’euphorie provoquée par une possible adhésion à l’Union européenne. En 2001, alors que le pays était plongé dans une grave crise économique, il montrait déjà les signes d’un rétablissement spectaculaire. Istanbul revendiquait sa position de centre d’activités international, ce qui devenait chaque jour une réalité. Les politiciens, les promoteurs immobiliers et les hommes d’affaires tenaient des discussions ouvertes sur l’opportunité de renouveler l’image de marque de la ville. Istanbul s’était toujours targuée d’être un « pont » entre l’Asie et l’Europe. Désormais, elle était une destination à proprement parler, le cœur d’une région accessible en trois heures de vol depuis cinquante-cinq pays. En devenant capitale européenne de la culture, Istanbul (et par extension la Turquie) pouvait à la fois prétendre avoir ses entrées dans le club fermé de l’Union européenne, et impressionner le reste de la région par son statut international. Des aspirations qui sont loin des préoccupations de Turku en Finlande et Tallinn en Estonie, capitales européennes pour l’année 2011, ou encore des candidates que sont Guimarães au Portugal, ou Umeå en Suède. Le concept de capitale européenne a bien changé depuis le temps où Berlin, Athènes ou Paris portaient le titre, selon Rebecca Walker, spécialiste en géographie culturelle urbaine à l’université Queen Margaret d’Édimbourg : « Aujourd’hui, c’est l’occasion pour une ville de province de se faire belle, de parader et de s’inscrire sur les cartes touristiques. » Mais ce n’était clairement pas le cas d’Istanbul, qui, après avoir accueilli 7,5 millions de touristes en 2009, a vu sa fréquentation chuter au cours de la première moitié de l’année 2010. Si la culture est au service d’une régénération post-industrielle partout ailleurs en Europe, les objectifs d’Istanbul 2010 étaient politiques, idéologiques et bien plus ambitieux. Ce qui n’a fait qu’ajouter à l’embarras lorsque les choses ont pris un mauvais tournant.

Tout d’abord, la candidature à l’Union européenne s’est révélée au point mort, et l’idée que le statut de capitale européenne puisse accélérer le mouvement paraissait de plus en plus fantasque. Ensuite, en tant que ville internationale, Istanbul fut affectée par les événements mondiaux. En 2008, au moment où la crise financière des subprimes commençait à toucher l’économie stambouliote, les dépenses excessives pour les arts et la culture au nom de l’Union européenne devenaient un luxe inutile. La municipalité d’Istanbul entretenait déjà un rapport difficile avec le principe de « culture d’élite », ou, du moins, avec la Fondation pour les arts et la culture d’Istanbul (IKSV), prototype de l’agence Istanbul 2010, qui organise depuis plusieurs années des festivals de musique, danse, théâtre et films, mais aussi des biennales d’art et a tout récemment collaboré à l’« année de la Turquie en France ». Ses actions ont largement contribué à inscrire Istanbul sur la carte culturelle, tout en recevant très peu de subventions publiques et en comptant presque intégralement sur le mécénat privé. 

Démissions en cascade 
Le nœud du problème se situait du côté de l’agence Istanbul 2010 qui s’est davantage révélée être une somme de bonnes intentions, à défaut de faire preuve d’un savoir-faire dans la gestion artistique. Les minarets qui rythment l’horizon de la ville ont soudain disparu sous les échafaudages, la plupart des fonds semblant destinés au patrimoine culturel et aux travaux publics dans des conditions pour le moins opaques. Les préparatifs étaient assombris par le sort de l’opéra moderniste, qui avait un besoin cruel de rénovation. Le gouvernement voulait le démolir pour en construire un nouveau, tandis que les partisans du patrimoine plaidaient pour le restaurer. Au final, la situation est restée bloquée et 2010 a dû se passer d’une salle de concerts d’envergure.

Nombreuses furent les personnalités à démissionner des différents comités, et le conseil d’administration a même fini par jeter l’éponge. Le concept « terre, air, eau et feu » fut remisé, et, à quelques mois des célébrations, l’année 2010 a dû se réinventer. Ceux qui sont restés en poste, à l’image de la curatrice Beral Madra, une figure incontournable du monde de l’art turc, ont revu leurs ambitions à la baisse, mais se sont démenés pour organiser des expositions dans la périphérie de la ville et maintenir un programme d’échanges entre les artistes turcs et européens. Les attentes étaient déjà bien modestes lorsque l’année fut enfin lancée au cours d’une soirée pluvieuse du mois de janvier. Au programme, concerts et feux d’artifice malgré la pluie et les pétards culturels mouillés. « L’impression dominante est celle d’une mauvaise organisation, d’une gestion financière désastreuse, de la corruption et de rêves brisés », résume Joost Lagendijk, ancien parlementaire européen et codirecteur d’un comité parlementaire turco-européen qui s’est battu avec ténacité pour qu’Istanbul décroche le titre de capitale européenne. Rebecca Walker est, quant à elle, plus modérée : « Croire qu’un événement culturel va changer le destin d’une ville est beaucoup demander, et il y a presque toujours un sentiment de déception. » 

L’inventaire pour l’Unesco aux oubliettes 
L’un des dilemmes emblématiques auxquels a dû faire face Istanbul était la construction d’une station de métro dans le quartier de Yenikapi. En 2004, le chantier a mis au jour un port antique byzantin et une trentaine d’épaves médiévales (lire le JdA no 309, 18 septembre 2009, p. 19). Les travaux archéologiques d’urgence ont entraîné la mise entre parenthèses des besoins de la ville en moyens de transport, mais nombreux sont les cas où les promoteurs ne se sont pas arrêtés. D’autre part, l’établissement d’un inventaire, pour l’Unesco, des propriétés historiques de la ville pour inscrire la cité au patrimoine mondial, associé à la définition d’un plan d’ensemble pour gérer la péninsule historique, était un des grands projets de l’année. Il n’a pas abouti. Créer un parc archéologique autour des vestiges du complexe monastique de Satyros (IXe siècle), sur la rive asiatique de la ville, aurait pu être une autre belle réalisation de cette année 2010. L’équipe travaillait tout à fait dans l’esprit d’Istanbul 2010 : inclure les riverains pour des soirées estivales avec projections de films, concerts et visites guidées, et les sensibiliser à la sécurité d’un site menacé par les promoteurs. L’équipe est parvenue à supprimer une route illégale et à stopper des projets immobiliers voisins. Istanbul 2010 avait fièrement inclus ce programme dans sa documentation promotionnelle originale, mais a rechigné à signer un contrat. Au final, les subventions promises ont été réduites de moitié.

Ne minimisons cependant pas les succès. L’exposition « De Byzance à Istanbul – 8 000 ans d’une capitale », au Musée Sabanci, était d’une envergure comparable aux blockbusters organisés par le Metropolitan Museum of Art (New York) et la Royal Academy (Londres). L’émotion était de mise un soir d’été au palais de Topkapi, lors du concert improvisé par Ahmad Jamal et son quartet autour du thème « Jazz in Ramadan ». Sans oublier l’exposition « Istanbul 1910-2010 : la ville, environnement construit et culture architecturale » à Santralistanbul, centrale électrique reconvertie en musée d’art moderne. Istanbul 2010 n’a malgré tout pas changé le destin de la ville : aucun édifice et peu de souvenirs notables. Cette année passée sous les projecteurs n’aura pas été davantage que la somme de ses événements. Même si, au mois de septembre, le chanteur Bono était bien là avec U2.

Lire le dossier du Jda 309 : L'envolée de la Turquie en France

Légende photo

Mosquée d'Istanbul vue du Bosphore - 2006 - photographe Anouchka Unel - Licence CC BY-SA 3.0

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°338 du 7 janvier 2011, avec le titre suivant : Istanbul 2010 : une capitale européenne de la culture en demi-teinte

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