Antiquité

Survivances de l’Antiquité

Par Julie Portier · Le Journal des Arts

Le 14 décembre 2010 - 1256 mots

Les artistes contemporains n’ont pas oublié la leçon antique. De Ian Hamilton Finlay à Nicolas Moulin en passant par les artistes de l’Arte povera, histoires d’utopie.

 «Rêvée » au XVIIIe siècle, l’Antiquité n’a pas disparu de l’imaginaire contemporain. Symbole institué de la naissance de l’art occidental, elle fait l’objet de multiples citations, appropriations, réminiscences, qui concourent à la célébrer autant qu’à la mettre en question. Porteuse de cette ambiguïté, la référence à l’antique dans l’art contemporain semble fonctionner comme un renvoi aux origines propice à une réflexion de l’art sur lui-même. C’est de cette méditation que procèdent les œuvres du poète et artiste conceptuel Ian Hamilton Finlay (1925-2006). Son « Little Sparta », jardin-musée édifié à Stonypath, en Écosse (1966-2006), a été imaginé dans la pure tradition néoclassique. Jalonné de stèles, temples, colonnades et obélisques, il pourrait n’être qu’un refuge pour érudits nostalgiques. Mais Finlay joue de l’anachronisme, érigeant une pyramide à la mémoire du peintre romantique Friedrich, ou inscrivant le mot « pittoresque » au milieu du paysage : plus que l’antique, c’est toute la culture occidentale qui est ici la matière première du paysagiste. L’évocation du grand art européen témoin d’une civilisation de l’excellence et de la vertu se frotte au motif obsessionnel de la guerre dans son « jardin romain » où l’on trouve la sculpture d’un avion de la Navy ou du premier sous-marin nucléaire. L’étonnante association suggère l’ambivalence du génie et interroge le paradoxe d’une civilisation bâtisseuse autant que destructrice. Corroborant l’hypothèse, Finlay édita en 1983 une affiche où l’on pouvait lire « Neoclassicism needs you », en écho au « America needs you » des recruteurs de l’armée américaine.

Cet amour sincère de l’Antiquité anime aussi Anne et Patrick Poirier qui en ont fait le territoire de leurs rêveries comme le motif d’une réflexion sur le temps et la mémoire. La multiplication de leurs relevés, plans, photographies, moulages ou empreintes (comme celles prélevées sur des visages de statues à l’aide de papier japon) questionne la possibilité même de conserver la mémoire des choses disparues et rapporte l’Histoire à une énigme. Entre 1975 et 1978, les Poirier réalisent une série de maquettes de ruines. Domus aurea IV est la reconstitution fantasmée de la demeure de Néron à Rome. Composée de charbon de bois et de fusain sur un lit d’anthracite, la maquette est la métaphore d’un organisme foudroyé par un incendie, à jamais figé dans le silence, une vision du chaos qui n’est pas sans évoquer les images vues d’avion d’Hiroshima. Là encore, la référence historique pointe la fragilité d’un monde et réveille ses forces autodestructrices. Cette violence primitive contenue dans le berceau antique, bien loin du calme apollinien auquel se référait le néoclassicisme, ressurgit dans la figure des géants mythologiques (Fontaine aux géants, Villeurbanne, 1985). 

Vénus, idole et ménagère
La citation de l’Antiquité, prévalente dans l’œuvre de l’Italien Giulio Paolini, sert à mettre en crise les fondements mêmes de l’idée d’art dans la culture occidentale, en particulier le concept de « mimésis ». Cette démarche participe de la volonté de rupture de l’Arte povera. Pour Mimesi (1975), l’artiste met face à face deux moulages en plâtre d’une même Vénus. La répétition mine le concept d’œuvre unique et vide la représentation de son contenu symbolique, une absence qui justifierait, plus que leur nudité, le geste de pudeur de ces Vénus. Ce dispositif en miroir, fréquent dans l’œuvre de Paolini, met en scène un bégaiement de l’Histoire : les vérités établies y perdent leur autorité et l’histoire de l’art semble enfermée dans un schéma d’autoréflexion narcissique. Le miroir incrusté dans l’œil droit du David de Michel-Ange moulé par l’artiste (Elegia, 1969) produit la même aporie. 

Paolini n’est pas un cas isolé de l’Arte povera ; le recours à la mythologie gréco-romaine invite chez Pino Pascali (Les Plumes d’Esope, 1968) à un retour aux valeurs originelles. La Colonna (1968) d’Alighiero e Boetti faite d’un empilement de napperons en papier usagé renvoie quant à elle à la décadence de Rome. Le regard rétrospectif est contenu dans l’allégorie du miroir, un objet omniprésent dans l’œuvre de Michelangelo Pistoletto dont l’étrusque touchant son reflet (L’Étrusque et la voie romaine) évoque selon l’artiste la circularité du temps.

Cette pensée d’une histoire non linéaire préside au concept de survivance (« Nachleben ») forgé par Aby Warburg et repris par son disciple Erwin Panofsky pour une histoire de l’art en tant qu’« iconologie ». La méthode met au jour l’éternel retour des motifs, la rémanence des images comme manifestations de l’inconscient du temps. Ainsi la colonne peuple-t-elle l’œuvre de Boetti comme elle hante l’histoire de l’art jusque dans la modernité, de Brancusi à Buren. Le motif de la Vénus, que Pistoletto confronte à l’antiforme d’un tas de chiffons – et par là au symbole de la pauvreté du monde contemporain (Vénus aux chiffons, 1967), pourrait se constituer en sujet d’une iconologie. Des Nanas de Niki de Saint Phalle qui exhibent leurs formes regonflées et leurs couleurs pop à la Sirène (2008) de Marc Quinn dont Kate Moss s’est fait le modèle, les réminiscences de la Vénus induisent toujours une remise en question du modèle antique. Ses apparitions nourrissent sans cesse le débat sur la représentation de la femme et sa place dans la société. Nombre d’artistes concernés par la teneur politique de cette représentation se réapproprient la Vénus antique, à l’exemple d’Enrica Borghi et sa série de Vénus de Milo habillées de faux ongles et coiffées d’un fichu, tentant de concilier ses rôles d’idole et de ménagère. Malmenée par le pop art et le Nouveau Réalisme (voir l’Odalisque verte de Martial Raysse), l’idole féminine cristallise le fétichisme de la marchandise et son appât sensuel ; Arman la coupe en tranches pour vérifier sa vacuité (Anatomy of Desire, 1995). 

Esthétique de la ruine
Le morcellement du corps est un geste critique envers les canons et l’idéal de l’unité dont le cubisme est un des symptômes. Mais il renvoie aussi au fragment, forme par laquelle nous parvient l’art de l’Antiquité. L’admiration par les modernes du Torse du Belvédère va bientôt ériger le fragment en œuvre à part entière dont le premier exemple est l’Homme au nez cassé (1864) de Rodin. Les fragments comme objets de désir qui parsèment l’histoire de l’art contemporain en seraient les descendants, à l’exemple des détails anatomiques dans les photographies de Balthazar Burckhardt.

Impossible enfin de ne pas évoquer l’indéfectible culte des ruines, emblèmes du romantisme, auquel semblent convertis de jeunes artistes dont le formalisme sculptural manifeste un goût certain pour la catastrophe. Come on over here, slow it down, de Stéphanie Cherpin, présentée en ce moment à 40mcube à Rennes, évoque l’effondrement d’un temple sans âge. Par ailleurs, l’intérêt patent porté aux architectures modernistes en ruine dans l’art contemporain semble hériter des écrits de Robert Smithson et de son intérêt, celui aussi d’autres artistes du land art, pour les paysages postindustriels. Le « devenir ruine » des utopies urbaines (comparables à l’ambition des bâtisseurs romains) que décrivent Louidgi Beltrame (Gunkanjima, 2010, lire le JdA no 322, 2 avr. 2010) ou Nicolas Moulin (Datchhotel Ryugyong, 2007) renouvelle aujourd’hui la pratique du XIXe de la ruine anticipée. Elle se retrouve dans les planches de Cyprien Gaillard qui intègrent des immeubles modernes à des gravures pittoresques (Believe in the Age of Disbelief, 2005). Mais les projections pessimistes d’un romantisme noir avide de frissons ne sont aujourd’hui que froide lucidité. L’architecture grandiloquente du monde moderne laissée à l’abandon serait le signe d’un éternel recommencement, où alternent sans fin grandeur et décadence, où toutes les utopies sont vouées à la ruine.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°337 du 16 décembre 2010, avec le titre suivant : Survivances de l’Antiquité

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