L'actualité vue par Cyprien Gaillard, artiste, lauréat du prix Marcel Duchamp 2010

« Je regarde le monde tel qu’il est aujourd’hui »

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 30 novembre 2010 - 1623 mots

Lauréat du prix Marcel Duchamp 2010, Cyprien Gaillard est l’un des jeunes Français les plus présents à l’international.

Cyprien Gaillard, artiste né à Paris en 1980 qui vit et travaille à Berlin, est le lauréat 2010 du prix Marcel Duchamp. Il est actuellement à l’affiche de l’exposition collective « De leur temps 3 » au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg (jusqu’au 13 février 2011), et de « Directions : Cyprien Gaillard and Mario Garcia Torres » au Hirshhorn Museum and Sculpture Garden à Washington (jusqu’au 27 mars 2011). Il est l’un des artistes de la scène française les plus présents à l’international. Cyprien Gaillard commente l’actualité. 

Vous exposez au Hirshhorn Museum and Sculpture Garden. Comment avez-vous construit votre projet ? 
C’est une exposition que je partage avec Mario Garcia Torres au dernier étage du musée, « encerclé » par les collections du lieu, et qui porte essentiellement sur la question des monuments dans la ville aux mille monuments. Le Hirshhorn Museum se trouve sur l’avenue principale de Washington, qui relit le Capitole à l’obélisque du Washington Monument. C’est un très beau bâtiment des années 1970, circulaire, très officiel. J’y montre des Geographical analogies qui comportent des photos des États-Unis, de Washington, mais aussi de ruines au Cambodge, en Égypte… Le dispositif reprend l’idée de musée d’histoire naturelle. 

Qui est le commissaire de l’exposition ? 
Kristen Hileman [curator of contemporary art au Baltimore Museum of Art]. L’exposition s’est décidée il y a presque deux ans mais, comme les institutions américaines n’ont presque plus d’argent, le projet a pris beaucoup de temps. Le musée est passé de trois ou quatre manifestations par an à deux. Mais je suis ravi d’avoir une exposition qui dure six mois dans l’un des plus importants musées aux États-Unis ! 

Comment s’articule votre propos avec celui de Mario Garcia Torres ? 
Mario est un artiste mexicain avec qui je partage de nombreux centres d’intérêt. Je l’ai connu au Mexique où j’ai passé beaucoup de temps à visiter des sites archéologiques autour de Mexico City et dans le Yucatán. J’ai aussi tourné à Cancun, il y a deux ans, Cities of Gold and Mirrors. Lui montre un slide-show très intéressant sur un hôtel, le Grapetree Bay Hotel à St. Croix [îles Vierges américaines], qui avait commandé une fresque à Buren dans les années 1960. L’hôtel est tombé en ruine et l’on voit, dans cette œuvre, les restes de cette peinture un peu mexicaine, assez figurative, que Buren a depuis rejetée… 

Vous êtes tous deux très influencés par l’esthétique de la ruine… 
J’ai d’abord été influencé par la ruine en peinture, davantage que par la ruine elle-même. J’aimais la ruine romantique pour ses qualités pittoresques, pour le fait qu’elle était le sujet favori des peintres au XVIIIe siècle. Je me suis ensuite posé la question du paysage romantique aujourd’hui, puis, progressivement, j’ai commencé à m’intéresser à l’archéologie, le sujet sur lequel je passe désormais le plus de temps. Je vais voir beaucoup d’excavations sur différents sites archéologiques dans le monde. Je me suis aussi intéressé à la représentation des ruines en peinture, mais aussi au land art. Tous deux sont des pratiques mortes. Le paysage, à part les tableaux de Richter, est aujourd’hui un sous-ordre en peinture. Et le land art est mort aussi. Je voulais retrouver une forme de dynamique dans ces deux domaines-là, même si parfois les références sont soit distantes, soit littérales. Je conçois mes photos comme des peintures de paysage. Je vais sur différents sites, les photographie avec un appareil Polaroid. Quand je fais ces photos, je travaille un peu comme un peintre de paysage, une peinture exécutée sur le site et non à l’atelier. La photo appartient à ce site, elle ne passe ni par un laboratoire, ni par un ordinateur. Tout le processus de développement de l’image s’effectue sur place. Au final, je rapporte un Polaroid d’un site comme je pourrais rapporter un caillou. J’ai souvent des problématiques très formelles, comme un peintre avec sa composition, mais qui sont dans un sens aussi assez conceptuelles, à l’image des Capricioso de Panini et d’autres peintres du XVIIIe siècle qui réunissaient dans un même tableau des monuments que l’on ne voit jamais ensemble dans le monde réel. Je veux pouvoir assembler différents sites, sans aucune forme de hiérarchie, que ce soit des terrains vagues en banlieue de Moscou ou les sites d’Angkor Vat,
 de Chenonceau ou Chambord, tout mettre au même niveau. 

Ce qui est frappant dans cette pièce déjà montrée à la Kunsthalle de Bâle au printemps, c’est qu’elle fonctionne comme un répertoire de formes qui, sorties de leurs contextes, ont entre elles beaucoup de similitudes.
La plupart des sites ont des choses en commun. Pour moi, ils sont tous marqués par une certaine tension dans le paysage. Il n’y a jamais d’humain dans ces photos. Depuis un an, j’ai passé énormément de temps sur les terrains de golf en France et aussi en Écosse, à les photographier comme des sites romantiques. Le golf, un paysage artificiel, tombe en ruine si on ne l’entretient pas. C’est la même chose que l’on retrouve dans certaines architectures. Tous ces sites sont entropiques, à différents degrés. J’ai envie de traiter tous ces sujets de manière presque superficielle, de n’avoir aucune hiérarchie. Je regarde le monde tel qu’il est aujourd’hui et que je le perçois. Il arrive sous forme de relique. Ces paysages tendent tous à disparaître et, en les photographiant, je cherche à les sauvegarder tout en sachant que c’est impossible, car le Polaroid est l’image qui vieillit le moins bien. Toutes ces photos sont en train de faner, et j’aime ça – mon propre échec face à un paysage déjà en échec. Ce travail peut être perçu comme formel, mais il est avant tout, je pense, très fidèle aux sites qu’il représente. Je veux montrer ces images réunies par neuf, comme dans un musée d’archéologie ou de géologie, sous des vitrines et pas au mur. 

Lors du mois du film documentaire de Copenhague, en novembre dernier, vous avez fait un concert avec le musicien Koudlam. Comment est née cette collaboration ? 
Nous nous sommes rencontrés au Mexique. Koudlam affiche un intérêt pour la world music, qui est, pour moi, comme la peinture de paysage ou le land art, un style de musique mort, peut-être avec Peter Gabriel, dans les années 1980, et avec tous ces artistes européens qui essayaient d’avoir une influence africaine par exemple. Koudlam est un Français qui fait des hommages à la musique des peuples africain, péruvien, olmec, mais en utilisant un synthétiseur, donc très anachronique. Pour moi, cette musique sortait de nulle part et avait ce côté colonialiste qui me plaisait beaucoup, un Français qui joue de la flûte de Pan au synthétiseur… À ce moment-là, je filmais beaucoup de choses en Ukraine et en Russie, et j’avais envie d’avoir, pour ces films, une musique qui s’apparenterait à celles du National Geographic. Nous nous sommes tout de suite entendus et je lui ai demandé de collaborer pour mon film. Dans les concerts, il joue en live et je projette mes images derrière. J’adore cet exercice, parce que cela me permet, pendant une heure, de montrer des films mais aussi des images qui n’ont pas le statut d’œuvre, que je ne montrerais pas dans un contexte d’exposition normal. Nous nous sommes produits à la 5e biennale de Berlin, au Centre Pompidou à Paris, dans le Turbine Hall à la Tate Modern à Londres, mais aussi à The Kitchen à New York… Je rejoins Koudlam dans cette ambition de construire de nouveaux monuments, de faire des musiques pour des stades… 

Vous exposez beaucoup à l’étranger. Comment expliquez-vous la résonance internationale de votre travail ? 
Je ne sors plus depuis deux ans, je ne bois plus d’alcool et ai changé radicalement de style de vie. Je ne fais que travailler, toujours. Peut-être est-ce pour cette raison que mon travail « résonne » tant à l’étranger. 

Vous êtes le lauréat 2010 du prix Marcel Duchamp. Que représente pour vous ce prix ?

35 000 euros et une exposition personnelle au Centre Pompidou ! Succéder à Saâdane Afif n’est pas non plus pour me déplaire. 

Comme lui, vous avez choisi de vous installer à Berlin. Pourquoi ? 
Le gouvernement allemand m’a invité, il y a deux ans, à venir conseiller des architectes sur un nouveau quartier qui était en train de se construire à l’est. Je commençais aussi, au même moment, une résidence avec le DAAD [Deutscher Akademischer Austausch Dienst, Office allemand d’échanges universitaires]. Et puis je suis resté car je suis tombé amoureux de Potsdamer Platz. Berlin est une ville géniale, mais c’est juste une base. J’ai, dans mon appartement, une pièce pour ma collection de livres, une pièce pour mes archives photographiques… Le reste du temps, je suis sur la route. La plupart de mes idées, je les ai en voyageant. 

Quelles expositions vous ont marqué récemment ? 
Wolfgang Tillmans, à la galerie Daniel Buchholz à Berlin [jusqu’au 11 décembre]. Il peut tout photographier avec une aisance incroyable. J’aime bien les expositions où l’on sent que les choses se sont faites naturellement. J’ai aussi beaucoup aimé l’exposition de Willem de Rooij à la Neue Nationalgalerie [jusqu’au 2 janvier 2011]. C’est de loin le plus beau musée à Berlin. Willem de Rooij n’a pas produit de pièce, mais a juste emprunté des costumes et masques hawaïens du XVIIIe siècle qu’il a confronté aux peintures de Melchior d’Hondecoeter, un peintre animalier du XVIIe siècle hollandais, une sorte de collage en trois dimensions. Je qualifierais cette exposition de » tropical moderne ». Et puis l’exposition des gravures de Munch à la National Gallery of Art à Washington : la déclinaison de Deux femmes sur la berge est juste sublime.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°336 du 3 décembre 2010, avec le titre suivant : L'actualité vue par Cyprien Gaillard, artiste, lauréat du prix Marcel Duchamp 2010

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