Entretien avec Moebius, dessinateur de bande dessinée

« Je m’assois à la table de Picasso et Vermeer »

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 20 octobre 2010 - 1385 mots

Père de Blueberry et créateur du personnage de John Difool dans la série L’Incal, Jean Giraud, né en 1938, plus connu sous le nom de « Gir » ou « Moebius », est l’une des figures majeures de la bande dessinée française. Celui qui revendique sa place dans l’histoire de l’art bénéficie d’une grande rétrospective à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris. Il commente l’actualité.

Cette exposition est conçue comme une exposition d’art contemporain. Est-ce une manière d’affirmer que la bande dessinée relève bien du 9e art ?
Ce que je voudrais faire reconnaître avec cette exposition, c’est une démarche, c’est-à-dire une tentative pour s’affranchir du créneau dans lequel la bande dessinée semble avoir été destinée à demeurer. Pendant longtemps, la BD est restée un art sous condition qui, au départ, était sous tutelle parentale. La moindre dérogation se terminait Quai des orfèvres ! Notre but a été de nous émanciper de cette tutelle pesante pour les artistes, lesquels, par conséquent, s’autolimitaient à l’anodin. Il suffit de regarder ce qu’a fait Hergé pour constater que sa thématique est anodine. Pour les dessinateurs de BD, il n’était donc pas question de rentrer dans la gravité, même d’une façon légère. Dans les années 1970, toute une génération a travaillé pour émanciper le genre. Il a fallu entrer par intrusion dans la famille des artistes. Pour ma part, j’ai toujours proclamé que je m’asseyais à la table de Picasso et Vermeer. J’attends impatiemment ce débat autour de mon aventure, de ma prétention à atteindre ces objectifs. Les ai-je atteints ? Sont-ils légitimes ? Que vaut le résultat par rapport au paysage artistique, au marché, à la modernité… ? 

Revendiquez-vous des références à l’histoire de l’art ?
J’aurais pu n’avoir aucune référence graphique. Ma référence a plutôt trait à une intention. Celle d’avoir une expression sans limite, qui est une recherche quasi extatique de la prise de pouvoir sur les perceptions et sur l’expression. Il s’agit là d’une prétention artistique.

Lorsque vous avez débuté, est-ce que la BD était la seule voie possible pour un dessinateur ?
Ce n’est pas comme cela que ça s’est passé. À l’époque, la BD était un sous-territoire. C’était l’indignité absolue. Tout a commencé avec des artistes qui étaient des déchus de l’académisme. Quand la photographie s’est invitée dans le monde de l’édition, les illustrateurs, qui déjà étaient des déchus de l’art des salons, se sont retrouvés dans le monde de l’illustration pour enfants. En France, la BD a engendré après cette période toute une génération de « barbares » du dessin, de gens qui ne faisaient de la BD que pour échapper au déclassement social. Après la Libération, sont arrivés des dessinateurs qui étaient des « bruts », dans le sens de ce qu’a décrit Dubuffet. La normalisation plastique s’est faite à travers l’école américano-belge. Mais la grande révolution a eu lieu dans les années 1960 avec l’arrivée d’une nouvelle classe de consommateurs, l’ouverture à l’éducation de masse, l’émergence d’un nouveau type de lectorat mais aussi d’artistes plus éduqués, plus ambitieux plastiquement, notamment à travers des revues comme Pilote ou Métal hurlant, qui ont créé une nouvelle culture pop.  Au sein de cette histoire, je me trouve dans une position très spécifique. Je suis pratiquement le seul à me situer à la charnière, mais avec une réussite insolente dans les deux domaines. Blueberry m’a assuré une position majeure dans l’ancien système et Moebius une position forte dans le territoire nouvellement conquis. Le genre est aujourd’hui parvenu à un niveau de production, de reconnaissance sociale et artistique tels que de jeunes artistes, même sortis d’une école de beaux-arts, peuvent désormais envisager de réaliser une œuvre dans le domaine de la figuration narrative, autrement dit la BD. 

Que pensez-vous justement du retour en force du dessin dans la création contemporaine ?
La BD a bénéficié d’une façon très subtile de l’abandon de la figuration, qui a été presque éradiquée dans l’éducation plastique en France. Du coup, le concept de la représentation a été déplacé vers une sorte de constat sociologique. La façon dont Roy Lichtenstein utilise la BD relève d’une réflexion sociologique sur les dérives de la non-culture. Mais l’artiste, avec son regard, transfigure cette indignité et en fait un constat sociologique qui a valeur d’art. Pour nous, qui sommes les observés, il n’est pas question de nous compromettre avec ce genre d’attitude, ce qui serait le comble de la complaisance. Notre ambition est plutôt de nous réapproprier la représentation dans des paramètres nouveaux, en reprenant la grande tradition millénaire de la représentation. Sans vouloir me couper de la mythologie qui m’a baigné – la référence à la science-fiction, la personnification à travers des archétypes –, je ne veux pas représenter l’être humain d’une façon grotesque. Je préfère rester dans une beauté formelle étourdissante. 

Comment s’est opéré le choix des œuvres de cette exposition ?
La sélection s’est faite très naturellement. Le thème de la transformation a structuré les choix, tout en se pliant à une gymnastique chronologique. Le but est de monter une trajectoire plus qu’une réalisation. C’est pourquoi j’ai tenu à ce que Blueberry soit présent. L’exposition présente tous les types de dessins, de la commande commerciale au dessin complaisant, raté, faible. On est toujours tenté de ne montrer que le réussi, de se présenter en habit du dimanche. Tel n’est pas mon but. 

Quel est votre rapport au marché de l’art ?
La vente en galerie change la donne. Elle m’oblige à rentrer dans le cœur de l’énigme qui consiste à relier un genre industriel conformiste, stéréotypé, au geste artistique pur qui n’a pas de finalité propre. Tous les discours qu’on peut plaquer sur les œuvres me semblent artificiels. Pour ma part, je n’y crois pas car c’est toujours la recherche du bonheur de peindre qui prime. Cette reconnaissance par le marché fait partie d’un processus de métamorphose du système. L’artiste est un médiateur entre le monde de l’invisible, de l’intime, et une consommation triviale qui va lui permettre de créer l’œuvre suivante, d’avoir une vie de famille, d’envoyer ses enfants à l’école, de mettre de l’essence dans sa voiture. Car les artistes roulent en voiture ! 

Quelques musées spécialisés ont été créés. La BD a-t-elle sa place au musée et notamment dans des musées généralistes ?
Il existe peu de musées spécialisés, mais les musées d’art moderne sont encore réticents. C’est un problème de politique lié au marché. Le monde de l’art tel qu’il se déploie, notamment à travers votre journal, est un monde urbain, artificiel, créé par conjonction entre des artistes et des systèmes de diffusion et de marchandisation. Il s’agit là de mécaniques très fragiles et le système est toujours au bord de la crise. Mais tout cela est accepté car cela n’interfère pas sur des systèmes de survie minimaux. Le monde de l’art est donc très dubitatif par rapport à la BD car celle-ci atteint à la dignité seulement à travers deux ou trois artistes francophones. De plus, la BD est un art très local alors que l’art contemporain s’est mondialisé. Je sens de la part des institutions une grande hésitation à faire entrer le loup dans la bergerie. Car derrière deux ou trois artistes majeurs de la BD, il y a beaucoup de médiocrité. Si j’intégrais ce circuit artistique, je marcherais sur des œufs car le risque est grand de se décrédibiliser. 

Aimeriez-vous créer un musée autour de votre œuvre ?
Ce serait formidable. Pendant longtemps, j’ai tout laissé filé, je faisais partie de la génération qui affectait de mépriser tous les fétichismes. Quand j’ai rencontré mon épouse, Isabelle, elle m’a dit que j’étais fou, qu’Hergé ne laissait pas filer ses planches. Cela fait donc vingt ans que nous faisons très attention et que nous nous battons pour récupérer des choses dispersées. Cette exposition en est le fruit. 

Quelle exposition vous a marqué récemment ?
Je suis victime de cette étanchéité entre les cultures. Tout en étant très intéressé par l’art contemporain, je vais peu dans les expositions et je suppose que les artistes achètent peu de BD. Mais l’exposition qui m’a le plus marqué est celle que la Fondation Cartier avait consacrée en 2005 à Ron Mueck. Même si cet artiste est sur la crête d’une vague de modernité, il a cette capacité à pétrifier par le nouveau regard qu’il porte sur le réel. 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°333 du 22 octobre 2010, avec le titre suivant : Entretien avec Moebius, dessinateur de bande dessinée

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