Chronique

L’art contemporain pour écrivains d’aujourd’hui

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 6 octobre 2010 - 819 mots

DeLillo et Houellebecq intègrent, selon des modes différents, l’art contemporain dans leur dernier roman.

La présence de l’art contemporain dans la littérature romanesque n’est en somme pas si courante, bien souvent réduite à l’allusion ou à l’élément de décor narratif, pour situer un personnage, comme trait de sociologie superficielle réduit à sa caricature. La défiance platonicienne à l’égard des images, la hiérarchie des arts, telle que le cortège des muses antiques l’incarne, y est sans doute pour quelque chose, alors que résiste la barrière qui se tient entre le monde du verbe et celui du regard, entre la durée narrative inscrite dans le langage et la temporalité immédiate de la forme. L’héroïcisation de l’artiste saisie dans son expérience et ses affres, comme personnage, est cependant un truchement convaincant : ainsi de l’emblématique peintre Frenhofer, figure du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac. Qu’une œuvre en sa qualité d’œuvre – et pas seulement fétichisée ou encore réifiée dans sa valeur marchande – appartienne proprement à l’écriture littéraire est une autre affaire. Deux gros titres de la rentrée littéraire pourtant laissent une place à l’art contemporain, selon des modes bien différents. 

Mise en abyme troublante
Don DeLillo ouvre Point oméga en mettant en scène un personnage dont nous ne saurons d’abord rien d’autre que sa fréquentation fascinée d’une œuvre non nommée, mais précisément et justement décrite dans son effet sur le spectateur, une installation vidéo avec son « black cube », son écran, et surtout le ralenti d’un film avec Anthony Perkins et Janet Leigh. On reconnaîtra sans peine 24 Hour Psycho de Douglas Gordon, ce que confirme une postface presque désinvolte, qui identifie l’œuvre, plutôt que par son millésime (1993), par la date de son exposition new-yorkaise, où DeLillo eut sans doute l’occasion de la voir. Mais cette identification est surtout portée par la perception très juste de la pièce de Douglas Gordon, telle qu’elle est rapportée au travers des personnages. « C’était le but du jeu. Voir ce qui est là, regarder, enfin, et savoir qu’on regarde, sentir le temps passer, avoir conscience de ce qui se produit à l’échelle des registres les plus infimes du mouvement. » (p. 14) Les personnages évoquent plus tard l’œuvre, « pas vraiment un film, une œuvre d’art conceptuelle », qui devient une des références implicites dans l’échange entre les deux personnages principaux, le réalisateur et le sujet potentiel d’un projet de film, un intellectuel, témoin retors de l’histoire récente des États-Unis, pour qui regarder la pièce de Douglas Gordon, « c’était comme de regarder l’univers mourir sur une période d’environ sept milliards d’années » (p. 58). Comme une manière d’interroger la mémoire, l’idée cinématographique traverse tout le livre, le récit principal et ces chapitres d’entrée et de sortie, devant la projection, avec le personnage anonyme qui devient hitchcockien à son tour. Avec sa part d’énigme, la présence et l’expérience de 24 Hour Psycho en fait un vrai motif d’écriture, en troublante mise en abyme.

C’est d’une figure d’artiste qu’il est question dans La Carte et le territoire de Michel Houellebecq. Ici, au contraire, les références aux œuvres réelles importent essentiellement comme de ces éléments véridictoires, qui constituent l’univers fictionnel du personnage central, artiste de son état, et peintre bien sûr, dix-septième artiste français selon la cote définie par ArtPrice. Pour Houellebecq, la réalité romanesque se construit bien plus dans l’ordre d’un regard de chroniqueur du temps, au bord d’un sociologisme de journal des pages « époque » de magazine, avec cette platitude d’écriture qui fait sa marque, prise par les uns comme qualité, par d’autres comme une épreuve. Le goût des détails, enseignes, marques, signes sociaux et leurs mots, les notations vécues de profondeur variable (entre le Gewurztraminer qui brouille les idées, et « il y a toujours de l’enfant dans l’horizon de conversation des femmes », dès les pages 20 et 21), les lieux, les figures sociales, dont un certain Michel Houellebecq (« Un bon auteur, il me semble. C’est agréable à lire, et il a une vision assez juste de la société », dit le père du personnage central), tout cela constitue la toile de fond de la vie de l’artiste, Jed Martin, ancien des Beaux-arts de Paris au « détachement presque ostensible ». Jeff Koons et Damien Hirst en modèle initial d’un tableau impossible, le livre suit les succès et dépits du héros en dévoilant une société artistique et un monde de pratiques commerciales parfois assez bien observé. Mais, hormis la trouvaille pour le moins confirmée de la carte routière comme support qui vaut son titre borgésien au volume, on ne s’attendra guère au témoignage d’une expérience artistique ou esthétique de l’art. Il est vrai que les artistes sont aussi des animaux sociaux !

Don DeLillo, Point Oméga, traduit de l’anglais par Marianne Véron, éd. Actes Sud, Arles, 2010, 114 p., 14,50 euros, ISBN 978-2-7427-9230-6

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, éd. Flammarion, 2010, 432 p., 22 euros, ISBN 978-2-0812-4633-1

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°332 du 8 octobre 2010, avec le titre suivant : L’art contemporain pour écrivains d’aujourd’hui

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