Philanthropie : Jean-Michel Raingeard

La France rejoindra-t-elle les nations modernes ?

Le Journal des Arts

Le 1 mars 1994 - 1149 mots

Le recours à l’initiative privée est une constante du discours politique de ces dernières années, transcendant même les clivages partisans. Mais l’incantation ne suffit pas.

Parfaitement conscient des enjeux, le ministère de la Culture défend des positions novatrices à propos d’un projet de loi sur la fiducie qui doit être bientôt soumis au Parlement. Ces positions sont largement celles établies par le chantier philanthropie de l’Institut La Boétie après trois ans de travail. Elles peuvent marquer une étape historique, dans l’action culturelle notamment. Pourquoi ?
La philanthropie a connu ces dernières années dans notre pays un développement considérable, avec la multiplication des associations dites caritatives, l’émergence de campagnes de collecte de fonds impressionnantes, la création de nouveaux outils juridiques comme la fondation d’entreprise, et l’implication toujours plus grande des bénévoles.

La générosité publique est en France très importante. Pourtant, nous ne sommes pas encore au niveau de la plupart des pays occidentaux, où les dons philanthropiques proviennent souvent à 85 % des individus. Le mécénat d’entreprise ne représente, et ne peut représenter – eu égard à la fonction des entreprises et à la conjoncture – qu’un appoint. De plus, ledit mécénat est à 90 % du sponsoring, avec les risques "d’influence" sur les artistes et conservateurs de musée régulièrement dénoncés aux États-Unis ou en Europe.

L’initiative privée, voire strictement individuelle, ne dispose pas d’un moyen d’action charitable indépendant des mécanismes associatifs. En effet, la France est l’un des rares pays où le citoyen ne peut utiliser librement son patrimoine à des fins charitables, attitude qui, elle, est pourtant du "mécénat pur".

Une philanthropie sous tutelle
Bien sûr, la fondation existe, mais de fait, par son statut et par la jurisprudence, elle est réservée, sous tutelle étroite, à l’expression collective de la philanthropie. Au XIXe siècle, tel n’était pas le cas ; les fondations unipersonnelles s’étaient multipliées, mais la jurisprudence a largement tari ce mouvement en épuisant son contenu. Aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, "Foundations" et "Charitable Trusts" restent très vivaces et très actifs, et sont le principal véhicule de la philanthropie individuelle. Même si les pouvoirs publics encadrent très précisément ces organisations, pour garantir leur gestion principalement, ils n’interviennent pas dans leur fonctionnement et c’est bien ce qui fait la différence. Dans les faits, ces structures n’ont rien à voir avec nos fondations.

La fiducie ou trust est pour le monde économique un outil de gestion indispensable, et c’est un traité européen qui fait obligation à la France de compléter son droit.

Mais la fiducie, comme le trust dans le droit anglo-saxon, peut et doit être aussi un outil au service de l’intérêt général. Créer une fiducie d’intérêt général, c’est doter le citoyen des moyens de donner une impulsion personnelle à son action pour le bien de tous, indépendamment de toute pesanteur collective.

Rappelons simplement que ce système qui s’inspire du Trust anglo-saxon permet au propriétaire d’un bien de transférer la propriété de celui-ci à un "fiduciaire", à charge pour lui d’agir dans un but et selon des modes déterminés au profit d’un ou de "bénéficiaires". Une somme d’argent, des biens immobiliers, des actions d’une entreprise sont ainsi affectés, sous contrôle de tierces personnes, à un projet précisé par le "constituant".

Cette nouvelle catégorie juridique, irrévocable et possiblement testamentaire pour la fiducie d’intérêt général, serait l’instrument idéal pour toute une série d’actions : création de musées, fonds d’achat, fonds pour l’entretien de collections ou de monuments historiques, ateliers d’artistes, bourses de créations ou d’études, prix littéraires, etc. L’imagination de nos concitoyens philanthropes, amateurs d’art notamment, est sûrement suffisante pour assurer le succès de ce véhicule juridique nouveau.

Les réticences sont nombreuses, car la rencontre de l’initiative privée et de l’intérêt général n’est guère dans la tradition française qui se méfie de l’intervention d’acteurs de la Société Civile, et reste arc-boutée sur l’antique croyance que l’État a le monopole de l’intérêt général et en est le seul garant.

Le citoyen et l’intérêt général
C’est là le fond du débat, car nous touchons au cœur de l’inconscient collectif national. Reconnaître au citoyen le droit de définir pour partie l’intérêt général, c’est reconnaître un droit fondamental, relevant de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais totalement occulté depuis plus de deux cents ans par la défiance collective envers l’individu.

Sommes-nous prêts à voir les citoyens se réapproprier l’intérêt général ? C’est la question.
Il faut donc créer une fiducie d’intérêt général, dont la constitution et le fonctionnement seront laissés à la discrétion du citoyen, qui appréciera les besoins d’intérêt général à satisfaire et les moyens financiers, droits et biens, à y affecter.
Bien entendu, nos élus devront, lors des débats parlementaires, être très attentifs au statut fiscal de la fiducie d’intérêt général, des dispositions subtilement restrictives pouvant annuler totalement l’effet de ce changement en profondeur.

La transparence fiscale sans cesse invoquée ne doit pas conduire à rendre la fiducie inapplicable en matière de mécénat ou de philanthropie. Celle-ci doit bénéficier des dispositions appliquées aujourd’hui aux fondations, associations d’utilité publique ou d’intérêt général (article 2.06-5 du CGI). Ainsi, il ne peut être question de taxation des bénéficiaires des revenus de cette catégorie de fiducie, ni de fixer les droits de mutations comme s’il s’agissait de libéralités. A moins de signifier clairement que nous préférons aujourd’hui le collectif à l’individuel !
Le débat est donc politique au sens le plus noble du terme, puisqu’il s’agit de l’exercice par le citoyen de la subsidiarité, mais il est aussi économique, et cela on l’ignore trop.

Les flux financiers parfois considérables de la philanthropie (mécénat et/ou sponsoring), les emplois et services qu’elle génère sont soumis comme les autres à la concurrence du marché, ne serait-ce qu’à l’échelle européenne. L’action culturelle s’exprime aujourd’hui dans un monde de communication de plus en plus globale ; elle ne connaît pas de frontières pour ses opérations et elle n’en connaîtra bientôt plus pour ses collectes de fonds.

Nous devons donc être conscients de la concurrence des Droits qui, rendant certains statuts juridiques particulièrement attractifs au sein de l’Union européenne (le Trust anglais ou la fondation néerlandaise par exemple), peut amener la délocalisation des flux financiers et des services issus de la philanthropie. Ceci s’est déjà produit et de nombreuses "fondations" exerçant dans notre pays sont de droit étranger, même si leur propos est quasiment exclusivement français.

Il y a donc urgence que nous adaptions nos règles de droit pour permettre au citoyen français d’exprimer pleinement sa volonté philanthropique et nous ne devons pas laisser passer la chance qui se présente avec le projet de loi sur la fiducie.

L’Institut La Boétie est une association qui se consacre à la recherche politique économique et sociale, elle tire ses ressources de contributions privées (11, rue Anatole de la Forge, 75017 Paris, Tél.47.74.57.00). L’auteur a coprésidé à l’Institut le chantier Philanthropie.

À lire : Actes du Colloque Institut La Boétie, 16 juin 1992.
Pour un Trust à la française, Institut La Boétie 1991.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°1 du 1 mars 1994, avec le titre suivant : La France rejoindra-t-elle les nations modernes ?

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