Les musées français à l’heure de la gestion

Investissements à gérer, public à conquérir ; le musée doit-il devenir une entreprise ?

Le Journal des Arts

Le 1 mars 1994 - 1485 mots

La forte croissance qu’ils ont connue oblige les musées à se poser des questions auxquelles ils étaient autrefois peu préparés. Leur travail scientifique doit être mené de pair avec la recherche de l’efficacité dans la gestion.

PARIS - Après plus de vingt ans d’un développement exceptionnel, les musées s’interrogent : comment assumer ce changement d’échelle ? Beaucoup de choses sont, en effet, remises en question. Les problèmes de gestion, qui étaient relativement secondaires quand le train était lent, deviennent maintenant prioritaires. Le public lui-même, naguère si discret, prend plus de place. Mais est-il un client à convaincre ou une personne à cultiver ? Et comment les conservateurs peuvent-ils désormais remplir efficacement l’ensemble des tâches qui leur sont demandées ?

Particulièrement sensibles en France, où la fièvre d’investissement dans les musées a été spectaculaire, ces questions se posent en fait à l’institution muséale dans son ensemble à travers le monde, comme l’a notamment montré un colloque tenu à Grenoble fin janvier, à la veille de l’ouverture du nouveau musée de la ville (1).

Rappelons brièvement ce que furent les vingt-cinq dernières années pour la France : le bouleversement du paysage parisien, de Beaubourg au Grand Louvre, le lancement de dizaines de chantiers de construction (Clermont-Ferrand, Saint-Étienne, Nîmes, Grenoble, Villeneuve d’Ascq, etc.) ou de rénovation (Lyon, Rouen, Nantes, Lille), l’affirmation de formes muséales renouvelées (musées d’archéologie) ou à peu près nouvelles (musées de civilisation). L’effort d’investissement a été largement partagé entre l’État et les collectivités locales (départements, mais surtout villes), et le public a suivi : 40 millions de visiteurs dans les musées français en 1980, et 60 millions en 1990.

C’est là que tout se complique. Investissements à gérer, public à conquérir et à conserver : on demande alors au musée de devenir une entreprise, et ceci d’autant plus volontiers que, dans les années 80, l’humeur du monde est au libéralisme, et que l’étoile du service public a singulièrement pâli. Les perspectives en viennent à se brouiller : on ne sait plus très bien à quoi sert le musée. État des lieux vers le milieu des années 90 : une volonté de bilan et de redéfinition de l’essentiel.

Sur le plan "entreprise", le musée, dans l'ensemble, a plutôt bien réussi la reconversion qu’on lui demandait : en témoignent le développement des boutiques et des objets dérivés (fabriqués à partir des collections ou à l’occasion d’une exposition), ainsi que l’irruption du mécénat comme partenaire régulier de la vie quotidienne ou du montage d’expositions.

Le Louvre donne l’exemple
La Réunion des musées nationaux a elle-même encouragé le mouvement, bouclant toutes ses grandes expositions avec l’aide de mécènes, multipliant les objets dérivés, jouant les commerçants avec une ardeur de convertie, se transformant elle-même en établissement public industriel et commercial, dotant le Louvre d’un statut d’établissement public administratif pour mieux assumer le nouvel esprit d’entreprise. Les résultats sont là : ces trois dernières années, la RMN a vu son chiffre d’affaires croître de 13 % par an.

On commence à avoir un recul suffisant pour pouvoir, en s’appuyant sur les expériences menées ailleurs dans le monde – souvent de plus longue date –, dégager quelques lignes de conduite autour d’un principe simple : le musée doit se souvenir qu’il est une institution culturelle et non pas un commerce. Il doit donc renoncer à la "jurassicparkisation" de son fonds. Si les musées, au lieu de faire concurrence aux boutiques de souvenirs, jouaient la qualité intellectuelle ? s’est-on notamment demandé à Grenoble. La sociologue new-yorkaise Vera L. Zolberg relève, par exemple, qu’à Washington, la Smithsonian Institution tire une partie de ses ressources de l’édition d’une revue ou des enregistrements réalisés à partir de ses archives musicales. D’autres, parmi lesquels Jacques Sallois, directeur des Musées de France, soulignent les perspectives prometteuses offertes par l’audiovisuel, notamment à travers la vente de droits.

Ces règles de bonne conduite valent aussi pour le mécénat d’entreprise, devenu partenaire quasi-structurel du musée : on ne peut pas faire n’importe quoi. "Nous avons longtemps parlé avec un fabricant de matériel de bureau avant de comprendre que la seule chose qui l’intéressait était d’exposer son mobilier chez nous, raconte Elisabeth Addisson, de l’Ontario Art Gallery (Toronto, Canada). Nous avons refusé." En France, une pratique s’est imposée : le jeu à la marge. Le mécénat vient en complément de financement pour permettre de monter, ou d’enrichir, des expositions dont le musée a l’initiative. Il donne aussi le coup de pouce nécessaire pour des acquisitions souhaitées par les musées.

L’intérêt bien compris du mécène
Cette pratique du mécénat laisse la maîtrise des opérations aux conservateurs ou aux commissaires d’expositions. Mais les entreprises y trouvent leur compte. La Fondation ELF finance de grandes expositions (récemment 5 millions de francs pour Matisse à Beaubourg, 1,2 million de francs pour l’Avant-garde russe à Nantes, 1,7 millions de francs pour la Vallée du Niger au Musée des arts d’Afrique et d’Océanie). Premier avantage, explique Pierre Provoyeur, animateur de la Fondation : les expositions sont les événements culturels qui touchent le plus grand nombre de visiteurs. Deuxième avantage : bien choisies, elles servent intelligemment les intérêts commerciaux de la firme, dont elles véhiculent l’image sur des territoires stratégiquement importants pour elle, Russie ou Afrique.

Il faut que musée et mécène se comprennent. On demande au musée de comprendre les motivations du mécène ; la réciproque doit être vraie. Le responsable du mécénat dans une entreprise doit donc avoir une sensibilité ouverte à la culture. Exemple limite, mais significatif : Pierre Provoyeur, que ELF est allé chercher dans le milieu fermé du corps des conservateurs de musée.

Et les musées ? Ils ont dû apprendre à aller au-devant de l’argent. Comment le font-ils ? "Tout se joue sur le charisme du chef d’établissement, assure Arnauld Bréjon de Lavergnée (Musée des Beaux-Arts de Lille) : "Il faut être chaleureux, combatif, convaincant..." Pourtant, cela prend beaucoup de temps, et "on finit par tout mal faire". Un club d’entreprises mécènes est en cours de création; le travail du conservateur devrait en être facilité. Un tel club existe déjà tout à côté, pour le Musée d’art moderne de Villeneuve d’Ascq. Il rassemble une vingtaine d’entreprises.

Autre formule pour aider les conservateurs : celle qui est pratiquée avec succès à Rouen, où existe une très active Association des amis du musée. Pratiques sans doute aléatoires, liées aux circonstances et aux tempéraments individuels, mais qui ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur les structures de gestion du musée. "Nous ne sommes ni formés ni armés pour gérer", dit Bernard Blistène, directeur des musées de Marseille. "Je me suis intéressé à la collection du musée; c’est ça qui est important. Je ne sais pas ce qu’est le management", assure, un brin provocant, Serge Lemoine (Musée des Beaux-Arts de Grenoble). La solution : épauler la direction du musée par des compétences nouvelles. A Saint-Etienne, Bernard Ceysson est assisté d’un responsable administratif. C’est aussi le cas à Grenoble, dont le Musée des Beaux-Arts, en s’installant dans ses nouveaux locaux, voit passer son budget de fonctionnement de 15 à 30 millions de francs par an.

Trouver le meilleur statut
Mais, au-delà, se pose la question du statut du musée. La plupart fonctionnent aujourd’hui en régie, municipale ou (dans une moindre mesure) départementale. Ils ne s’en portent pas si mal, en dépit des inconvénients inhérents au système (rigidité, versement de l’argent gagné dans le pot commun du budget municipal, etc.). Les autorités de tutelle sont elles-mêmes généralement satisfaites du système. Peu encore ont réfléchi à la perspective, que leur offrirait la future loi de donner à leurs musées un statut d’établissement public à vocation culturelle. Ceux qui l’ont fait vont au-delà de ce qu’attendait la Direction des musées de France, en évoquant la possibilité d’associer des établissements à vocation différente. "Pourquoi pas, dit par exemple Frédéric Thorel, adjoint à la culture d’Amiens, si cela me permet de rapprocher le musée de la bibliothèque ?"

Restera aux musées, lorsque le virage de la gestion aura été négocié et digéré, à faire face à au moins un autre défi. Conquérir un marché, ce n’est pas conquérir un public. Les chiffres sont sévères : ils montrent que la hausse de la fréquentation depuis vingt ans a surtout touché les catégories aisées de la population ; le phénomène est particulièrement sensible dans les musées de beaux-arts, alors que "la fréquentation des populations les moins favorisées connaît une certaine régression", constate la DMF. Le problème n’est pas encore pris à bras-le-corps. Au colloque de Grenoble le sujet paraissait préoccuper presque exclusivement les représentants des pays nordiques, et notamment ceux qui étaient allés le plus loin dans le principe du musée-entreprise.

Paradoxe dans la situation française aujourd’hui : dans un certain nombre de cas, c’est le mécène qui favorise l’ouverture du musée à des publics nouveaux, en sensibilisant son propre personnel...

(1) "Musées : gérer autrement", colloque organisé par l’Observatoire des politiques culturelles, 1, rue du Vieux Temple, 38000 Grenoble. Tél. : (33) 76 44 33 26

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°1 du 1 mars 1994, avec le titre suivant : Les musées français à l’heure de la gestion

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