Musique

Le « Voyage d’hiver » de Christian Boltanski

Peut-on mettre en scène des lieder de Schubert ?

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 1 mars 1994 - 741 mots

La scène de l’Opéra Comique coupée par deux grands rideaux blancs, un écran sur lequel défilent des images filmées entre Vienne et Prague, des vêtements et des valises mis en tas… Christian Boltanski signe la scénographie du Voyage d’hiver de Schubert, un voyage qu’il a voulu « détourner, du romantisme amoureux vers la mort ». Une première scénique pour un artiste qui, jusqu’à présent, n’avait coopéré qu’avec le danseur Dominique Bagouet. Une première également pour ce cycle de vingt-quatre lieder, l’un des plus bouleversants de l’histoire de la musique.

PARIS -  A priori, le projet peut paraître plutôt saugrenu. Pourquoi mettre en scène des lieder – comme un opéra –, alors que ces mélodies ont été écrites pour être chantées simplement, souvent par un amateur, devant un cercle d’amis ?

La proposition – "une mission impossible" – a séduit Boltanski car l’artiste estime "qu’il est toujours intéressant de faire des choses différentes, comme ici travailler avec le temps, ce qui est inhabituel pour un plasticien." Même s’il n’était pas "très satisfait" de son spectacle avec Bagouet, car il s’estime "peu doué pour les arts de la scène", il considère que "leur rencontre a été enrichissante."
Cette intervention s’inscrit dans une série à l’Opéra Comique, qui a déjà fait appel à Arman, Bernar Venet, Miquel Barcelo et Richard Serra. A sa grande heure, le Festival d’Aix-en-Provence ne confiait-il pas des décors à des artistes comme Derain ou Balthus... "L’idée, c’est toujours de retrouver Parade" – le ballet qui réunissait, en 1917, Satie, Picasso et Cocteau - , "il y aura sans doute beaucoup d’échecs, mais il est important de continuer", croit Boltanski.

Comme beaucoup de plasticiens, Christian Boltanski reconnaît que la musique est "un monde qui lui est assez éloigné". "J’ai dû aller deux fois à l’opéra, une fois au concert", dit-il. De Schubert, il ne connaissait que la Truite. L’œuvre de John Cage lui est en revanche plus familière, car "elle est plus proche de mon activité." Boltanski n’a pas voulu pour autant se plonger dans des biographies de Schubert, ou des analyses musicales : un modeste radio-cassette lui a fait pénétrer l’univers du Winterreise. "Lorsque l’on va au concert, l’esprit se met à errer, des images surgissent. Mon travail consiste à orienter un peu ces images."

L’artiste a voulu réaliser "une scénographie très discrète", s’inscrivant en droite ligne de son travail. àgé de cinquante ans, Christian Boltanski se singularise par des compositions mêlant installations, photographies, découpages de papiers ou de ferrailles, se rattachant à l’éphémère, l’enfance, la disparition, et surtout la mort.

"Le titre du cycle – le mot : voyage - a été décisif", explique celui dont la démarche est hantée par l’holocauste. "Comme en peinture je veux déranger le spectateur", ajoute-t-il. La scénographie veut évoquer d’autres préoccupations, plus contemporaines : "nous sommes dans une époque très sombre, sans espoir, où l’idée d’un progrès moral a disparu, la croyance dans la science s’est évanouie, le concept d’avant-garde n’a plus de sens en art."

Le "voyageur" de Schubert, meurtri par une trahison amoureuse, part sur une route solitaire menant au désespoir. Les rares moments heureux sont liés à des souvenirs. "Étranger lors de ma venue, je repars en étranger" : les poèmes de Wilhelm Müller sont encore assombris par la musique. Franz Schubert l’a composée entre février et octobre 1827, un an avant sa mort, alors qu’à 30 ans, il se savait condamné. Il doutait du succès d’une œuvre si noire dans la société bourgeoise du Biedermeier. "Je vais vous chanter un cycle de lieder sinistres, aurait-il déclaré à ses amis, je suis impatient d’entendre ce que vous en direz. Il m’en a coûté davantage de les écrire. Je les aime plus que tous les autres, et ils finiront par vous plaire à vous aussi."

Le voyageur de Boltanski, lui, n’a d’autre destination que le camp de la mort. Son itinéraire est transposé dans les grandes plaines d’Europe centrale. On y croise une danseuse – Brygida Ochaïm – qui est polonaise, comme les acteurs, les deux jumeaux – Wacek et Leszek Janicki – inséparables du théâtre de Kantor. Les valises, les vêtements sont ceux des déportés. Le drame intérieur devient l’horreur d’une idéologie, que l’artiste ne cesse de dénoncer.

"Die Winterreise" de Franz Schubert. Ténor : Martin Hill, accompagné par Pierre Réach. Un spectacle de Christian Boltanski, Hans-Peter Cloos et Jürgen Tamchina. Paris, Opéra Comique, les 2, 4, 5 mars (20h), 6 mars (16h). Places de 40 à 250 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°1 du 1 mars 1994, avec le titre suivant : Le « Voyage d’hiver » de Christian Boltanski

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