Expositions : Dominique Brême

Nicolas Poussin… au hasard des rencontres

Le Journal des Arts

Le 1 avril 1994 - 1401 mots

Né il y a quatre cents ans, Nicolas Poussin sera cette année le héros de la peinture française, mais également le héraut d’un ordre moral bien encombrant : le risque du génie ou comment s’en débarrasser ?

L’année 1994 sera aussi l’année Poussin. Expositions, colloques et publications diverses viendront en cortège saluer la mémoire du grand peintre. Dans le petit amphithéâtre, les spécialistes à nouveau réunis nuanceront avec rigueur tel ou tel point de la vie ou de l’œuvre, tandis que dans les galeries supérieures défileront en rangs que l’on espère serrés – nous dira-t-on un jour pourquoi ? – des amateurs plus ou moins avertis, des curieux plus ou moins sincères. L’occasion sera bonne, et même exceptionnelle, de faire le point sur un peintre dont le nom – un mythe ! – n’est pas encore couvert d’une étoffe esthétique à la mesure de sa réputation. Toutefois, il est à craindre que cet hommage soit de nouveau un rendez-vous manqué, cela parce que le ronron mécanique et trivial de notre machine à célébrer le génie nous tient désormais dans la tiédeur opportune d’une confortable léthargie intellectuelle. Opportune, car l’heure n’est plus à l’engagement esthétique dont on sait qu’il est porteur de morale, mère des idéologies, et de cela coupable : l’homme d’aujourd’hui choisira donc de célébrer Poussin pour la raison… qu’il est né il y a quatre cents ans. Il n’y a sans doute pas de meilleure façon, aussi, de s’assurer qu’il est bien mort, et son œuvre avec lui. Tel risque d’être, cependant, le fruit dénaturé de notre reconnaissance.

L’année "cécité absolue"
En effet, la contingence de dates, en elles-mêmes insignifiantes, est de plus en plus la référence à laquelle nous identifions servilement le contenu et la portée de notre mémoire collective. Nous ne célébrons plus les pères par lesquels nous pensions assurer notre salut ou, si l’on préfère, procéder à notre accomplissement, mais plus généralement ceux qui se rencontrent au hasard du calendrier. Pourquoi ce choix audacieusement inefficace lorsqu’il est question de la substance même de notre condition ?

Au-delà de sa valeur proprement symbolique, l’assujettissement de la célébration à la date anniversaire fut un temps, sans aucun doute, le moyen de forcer la main aux institutions qui doivent trouver un ordre de priorité dans leurs dépenses. Devenu moyen de pression, ce phénomène devait toutefois se généraliser au gré de la multiplication des souvenirs à rappeler, de plus en plus nombreux à mesure que la nécessité d’un engagement original, purement formel, ludique et spectaculaire – économie oblige –, est venue partout remplacer la réalité d’une quête effective, volontairement morale, suspecte en conséquence.

Cela devait logiquement favoriser l’éclatement des ressources propres à soutenir tel événement plutôt que tel autre – le respect de toutes les faiblesses étant le partage d’une démocratie mal comprise –, mais cela devait également, ce qui est plus grave, provoquer sur le champ social une sorte d’éclectisme intellectuel bien involontaire, confinant, plus qu’à la confusion, à une inquiétante schizophrénie culturelle où viennent se noyer toutes les identités. Fort heureusement, avant-propos de catalogues et discours d’ouvertures, tous réglés sur le même sophisme – à savoir que le génie d’un homme est manifeste lorsqu’il s’impose à dates fixes par le fait même qu’il est indubitable –, réintroduisent en de savantes ou mondaines circonlocutions le simulacre urgent de l’unité perdue : la Culture est sauve.

La question ne sera donc pas, me semble-t-il, de savoir pourquoi l’on célèbre Poussin en 1994, mais en quoi nous reconnaissons en lui une expression forte et constante, voire irréductible, de notre communauté. Cela engage à définir non ce qu’il fut, ou ce qu’à travers lui nous fûmes, mais bel et bien ce qu’il est parmi nous et ce que nous sommes. S’inverse alors la raison de cette célébration qui doit rendre à la date de naissance du peintre sa contingence première, et même l’affirmer hautement. Tel devrait être, d’ailleurs, le schéma de toute célébration, permettant de mettre sur un réel pied d’égalité historiens de l’art et artistes, spécialistes et grand public, politiciens et philosophes…, réunis en toute mauvaise foi – cette louable mauvaise foi qui permet la différence et structure l’identité – autour de la question du devenir de notre société.

Le plaisir par la retenue
Un hommage avorté serait d’autant plus impertinent, à propos de Poussin, que le peintre fut à l’inverse de ce que nous sommes, le plus grand ennemi de la contingence intellectuelle, le champion d’un ordre moral dont il épuisait les principes en les élevant, par voie poétique, à son propre salut de fidèle, à sa propre liberté de sujet, l’un et l’autre ainsi gagnés. Pour cela il assignait à l’art une finalité bien précise : "la délectation". Aujourd’hui peu usité, le mot n’est pas une façon plus élégante de dire "jubilation". Celle-ci n’est que la satisfaction incontrôlée d’un mouvement de l’âme. Plus élevé, le plaisir pourrait être défini comme la conscience que l’on a de sa jubilation. Quant à la délectation, elle deviendrait la mise en œuvre critique de son plaisir. Et c’est par l’analyse rigoureuse et l’élévation progressive du sens de l’histoire et des sentiments humains, par une économie de moyens se refusant à tout effet flatteur ou divertissant – reportons-nous aux tableaux – que Poussin atteignait, dans la peinture, à l’ultime exaltation de son esprit.

Peut-être regrettera-t-on le caractère un peu cérébral du personnage et de la critique qui s’ensuit nécessairement. Mais qu’y a-t-il d’autre à dire de Poussin ? Qu’il fut enfant et qu’il grandit, qu’il s’en fut à Rome manier les pinceaux ? Peut-on véritablement simplifier ? Contrairement à ce que répètent inlassablement des pédagogues qui y trouvent intérêt, il n’y a pas de degrés dans la volonté de savoir et guère plus, corollairement, dans l’approche possible d’une œuvre. Et puis, est-ce vraiment si difficile à comprendre ? N’est-ce pas à nouveau la crainte de l’idéologie et des partis pris sur fond de différence qui nous pousse à nuancer ou à diluer – mais c’est ici la même chose – ce que finalement l’on souhaite ne pas comprendre ?

L’élitisme inverse
Il est d’ailleurs paradoxal – on ne s’en étonne pas assez – qu’une démocratie si soucieuse de s’adresser au plus grand nombre pose, pour l’un de ses plus chers principes esthétiques, un aussi platement égocentrique "chacun ses goûts", transposé en termes directement politiques en un redoutable "il en faut pour tout le monde" ; un peu comme s’il se pouvait que le temporel se mêlât – comme il le fait des biens de consommation courante – de la juste répartition des nourritures célestes. Et que l’on ne vienne pas crier à l’élitisme. L’élitisme, justement, consiste à se prévaloir d’un savoir fini – le contraire du savoir – que l’on dispense avec parcimonie à un public jugé a priori obscur?: "Faites simple, sinon les gens ne comprendront pas." Il y a, sur le pari généreux de sauver les autres de la bêtise, de quoi dissimuler bien des doutes, de quoi flatter bien des orgueils, de quoi bâtir d’assez nombreuses carrières de technocrates, de quoi entretenir bien des fortunes… pour le bien de tous, évidemment. Mais y a-t-il de quoi faire des poètes et des philosophes, ou même des citoyens heureux ?

On l’aura compris, au regard des quelques approximations esthétiques dont nous saluons, au nom d’une satisfaction hédoniste aussi frileuse qu’éphémère, tout et n’importe quoi – y compris d’excellentes choses –, la peinture de Nicolas Poussin devrait apparaître en cette fin de siècle comme éminemment subversive. La crainte que j’exprime ici est que nous manquions à le souligner tandis que l’occasion s’en présente. Démon­trer la valeur toujours exemplaire de l’œuvre de Poussin, à la fois de la méthode et de la fin, paraît le plus sûr moyen, sinon le seul, de comprendre – au sens premier de renfermer en soi – la nature de son art. Aussi, est-ce une exigence à laquelle ces quelques lignes voudraient inciter le plus large public, mais également et surtout ceux qui auront la tâche délicate d’être, en conscience, les médiateurs entre ce public d’aujourd’hui et l’œuvre d’un peintre… né il y a quatre cents ans.

Spécialiste de l’histoire de la peinture française sous le règne de Louis XIV, Dominique Brême est assistant à l’université de Lille III-Charles de Gaulle. Il achève, pour le printemps, le catalogue de l’œuvre de Nicolas de Largillierre, commencé par Georges de Lastic, et celui de François de Troy, sur lequel il prépare une exposition rétrospective.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°2 du 1 avril 1994, avec le titre suivant : Nicolas Poussin… au hasard des rencontres

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