La politique du « toujours plus »

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 22 juin 2010 - 1247 mots

Soumis à des pressions d’ordre économique ou politique, les musées multiplient les événements dans une course effrénée aux records de fréquentation.

Mais jusqu’où iront-ils ? Les chiffres de fréquentation des musées, particulièrement pour les établissements parisiens, sont en hausse continue depuis quelques années. Pressés par leur tutelle, par nécessité économique, c’est à ceux qui aligneront le plus de visiteurs sur l’année. 2009 ne déroge pas à la règle. D’après les données recueillies dans le cadre de notre enquête, la fréquentation des musées est en hausse de 4 %, et de 6 % quand on ramène ce chiffre au nombre d’entrées gratuites.

En tête de cette course aux records, le Louvre a déclaré avoir accueilli 8,4 millions de visiteurs en 2009. Il est suivi du château et domaine de Versailles (7,3 millions de visiteurs), du Centre Pompidou (4 millions d’entrées), d’Orsay où se sont pressées 3 millions de personnes. Derrière figurent le Quai Branly et le Musée de l’armée, qui comptabilisent chacun 1,2 million de visiteurs. Comme le Musée Rodin, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris a accueilli 700 000 personnes. Ces données révèlent une grande disparité entre la capitale et le reste du pays. À eux seuls, Paris et Versailles concentrent ainsi 75 % des visiteurs annuels des musées en France. À noter également : la moitié de ces visiteurs sont des touristes étrangers ; ce nombre atteint 70 % à Versailles, 60 % au Louvre ou à Orsay. 

Des effets de la gratuité
Les musées brandissent haut et fort ces chiffres de fréquentation, garants de leur bilan « positif » annuel. Pourtant, ceux-ci demeurent une indication toute relative. D’abord parce que quantité ne rime pas nécessairement avec qualité, et surtout, parce que les chiffres annoncés sont invérifiables. Fournis par les institutions elles-mêmes, ils ne comportent pas de précision sur leur mode de comptage, associent fréquemment expositions temporaires et parcours permanent, et leurs chiffres ont souvent été arrondis. Ils devraient donc être utilisés avec prudence. Pour 2009, le château de Versailles a annoncé plus de 7 millions de personnes (soit une augmentation de 10 % de visiteurs) là où son rapport d’activité en donne 4,6 millions…

Sous couvert de démocratisation culturelle, la gratuité a, quant à elle, dopé les chiffres de certains musées, mais, sans l’indispensable travail de médiation et faute de moyens supplémentaires censés l’accompagner, cette mesure a vite montré ses limites. Les différentes études de terrain l’ont prouvé : la gratuité n’a pas fait venir de nouveaux publics mais a profité aux visiteurs réguliers.

Dans les musées de la Ville de Paris, elle a eu pour conséquence une nette érosion des budgets. À Caen, le Musée des beaux-arts va renoncer à la gratuité, aux effets jugés peu satisfaisants.

Si un recul est nécessaire dans la manipulation de ces données chiffrées, il ne fait aucun doute que les musées sont de formidables vecteurs de développement économique, particulièrement dans le domaine du tourisme. Les élus locaux l’ont bien compris, eux qui ont multiplié ces dernières années les grands projets culturels, à l’image du Louvre-Lens, prévu pour ouvrir dans le Pas-de-Calais en 2012, ou du Centre Pompidou-Metz qui vient d’être inauguré. Ces deux antennes de mastodontes parisiens sont supposées doper la fréquentation touristique de leur région respective. 

Financé à hauteur de 72 millions d’euros par la communauté d’agglomération de Metz aidée de la Ville, de la Région Lorraine et du Département de la Moselle, le Centre Pompidou-Metz, dont le budget de fonctionnement est estimé à 10 millions d’euros annuels, coûtera cher aux collectivités, qui espèrent, en contrepartie, attirer au moins 200 000 visiteurs par an. Le Louvre-Lens mise quant à lui sur 500 000 personnes. 

« Faire mieux et moins cher »
Les musées en régions n’ont cependant pas attendu que les collections des grands musées parisiens viennent à eux pour mettre sur pied des projets déplaçant les foules. Ainsi du Musée des beaux-arts et d’industrie de Roubaix installé dans l’ancienne piscine Art déco de la ville, qui, avec 200 000 visiteurs annuels (contre 70 000 prévus initialement), va s’agrandir pour répondre à la demande du public.

Le Centre Pompidou et le Quai Branly demeurent sans conteste les champions de l’événementiel. Le Musée national d’art moderne a même fait de sa collection permanente un événement en renouvelant régulièrement son accrochage de manière thématique. Sommé par Matignon de « faire mieux et moins cher », il multiplie les projets à l’extérieur, de Metz à l’international en passant par le « Centre Pompidou mobile », alors que l’établissement risque de perdre d’ici à dix ans, dans le cadre de la révision générale des politiques publiques, plus de 40 % de ses personnels. 

De son côté, le jeune établissement public du quai Branly a, dès son ouverture, affiché une politique d’expositions temporaires des plus ambitieuses, convoquant des thèmes aussi divers que le design japonais, le jazz ou les arts d’Afrique centrale (prochainement). Tout y est prétexte à communication : le Quai Branly vient ainsi de fêter son 6 millionième visiteur, récompensé par la remise d’un pass à vie au musée et de la totalité de ses éditions, et s’apprête à célébrer son quatrième anniversaire… Nuit des musées, Journées du patrimoine, saison culturelle, ou Années consacrées à un pays, commémorations en tout genre : en plus des expositions, les musées doivent créer l’événement en continu pour conserver leurs publics et en faire venir de nouveaux. Cette cadence du « toujours plus » imposée aux musées atteint son paroxysme lorsque l’institution se voit imposer un programme culturel sans fondement scientifique réel.

C’est le cas de la manifestation « Normandie impressionniste », organisée de juin à octobre, dont l’initiative revient à un économiste qui considère la culture comme une « grande industrie ». Les musées de Rouen ou Honfleur ont été priés de bouleverser leur programmation pour y participer, tandis que la Ville du Havre n’a pas souhaité participer au vu des sommes exigées par les organisateurs. Certains parviennent néanmoins à préserver leurs missions premières et à faire de leurs travaux de recherche des « événements » attractifs, à l’instar du Musée des Augustins. Partant de la restauration d’une œuvre de sa collection, l’institution toulousaine a organisé un parcours autour de l’artiste Antonio Verrio (1636-1707) tout en développant un partenariat avec les musées des Pouilles. Mais une telle entreprise demande du temps. Et les conservateurs, pressés
de livrer au plus vite le fruit de leur travail, en ont de moins en moins.

Certaines expositions se montent dans des délais records afin de répondre à la demande. Ainsi de « Sainte Russie », réalisée au Louvre pour satisfaire des enjeux d’ordre diplomatique. Certes, le nombre d’expositions temporaires a quelque peu chuté en 2009 (de 7 %), mais leurs dépenses inhérentes ont augmenté de près de 15 %, une situation que les coûts des assurances ne peuvent à eux seuls expliquer. Les scénographies et campagnes de communication, devenues indispensables au phénomène de l’exposition, accaparent une partie non négligeable des budgets. En 2009, les musées affichent encore des résultats positifs dans l’ensemble de leurs activités, comme le montrent les données ici récoltées : hausse de la fréquentation, des budgets d’acquisition ( 28 %), des moyens dévolus à la rénovation du bâti ( 13 %) ou des recettes commerciales ( 8,68 %). Mais les projets de 2009 ayant été engagés bien avant la crise, l’année 2010 pourrait témoigner des premiers signes d’un essoufflement économique obligeant les musées à revoir leur stratégie. À l’ère du « toujours plus » succédera, peut-être, le temps de la réflexion.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°328 du 25 juin 2010, avec le titre suivant : La politique du « toujours plus »

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