Bruxelles

Amour mystique et mortification

Le monde secret des béguinages en Belgique.

Le Journal des Arts

Le 1 avril 1994 - 726 mots

Deux cents tableaux, retables et textiles reflétant l’imaginaire des religieuses dans les Pays-Bas du Sud depuis le XIIIe siècle, illustrent un monde secret fait de souffrances et de mortification. Avec un long périple menant à la passion, le Palais des beaux-arts de Bruxelles ne cherche pas à montrer une exposition artistique mais la psychologie d’un univers féminin.

BRUXELLES - "Cette exposition ne se veut pas artistique", préviennent dès l’entrée les organisateurs en engageant le visiteur à "voir un monde différent… dont les images révèlent tout l’univers psychologique et existentiel de nombreuses femmes ayant vécu en communauté" et l’engageant à réfléchir sur le "rôle authentique de l’œuvre sans chercher à la mystifier par des critères esthétiques". "Cette exposition est rare et précieuse, dit Piet Coessens, le directeur général de la Société des expositions, et je considère qu’il est de ma responsabilité d’organiser les salles du Palais des beaux-arts comme une sorte de laboratoire d’expérimentation. Nous mettons ici en question la notion de "qualité" comme le firent les artistes d’avant-garde et nous retrouvons certaines questions sur le corps, sur le caractère sériel ou sur l’aspect philosophique des œuvres, qui sont très proches de l’art contemporain."

Conçue comme un véritable parcours spirituel, l’exposition n’offre donc que peu de chefs-d’œuvre – excepté un polyptyque de la Mort de la Vierge peint par Bernard van Orley à Bruxelles en 1520, ou cette page d’un bréviaire brugeois représentant les Vierges bienheureuses entrant au Paradis signée Simon Marmion et son entourage (vers 1467-1470) –, mais des témoignages réalisés pour la plupart par des mains anonymes, et souvent masculines. Les œuvres viennent presque toutes directement des quelque vingt béguinages et plusieurs dizaines de couvents de femmes qui subsistent en Belgique. Mais leur valeur est universelle et elles pourraient tout aussi bien venir de couvents espagnols, italiens ou sud-américains. Ils sont présentés en tant que tels, dans leur état d’origine, sans restauration, sans mise en scène, forts de leur seule valeur symbolique.

Le parcours de la Passion
En quittant la première salle consacrée à la généalogie des religieuses depuis le XIIe siècle – sans manquer cette étrange toile du XVIe représentant la Mise au tombeau d’un Christ au corps de femme, soutenant sa poitrine dans un geste d’allaitement, façon symbolique d’offrir la nourriture spirituelle aux sœurs qui l’entourent et qui en dit long sur le rapport de ces femmes isolées avec l’objet de leur désir –, on s’engagera donc dans un long périple menant à la Passion.

Insistant sur le caractère mystiques de ces femmes, qui entretiennent une relation très personelle avec le corps du Christ, Paul Vandenbroeck, le commissaire de l’exposition, s’explique : "Le culte de la souffrance et de la mortification excessive se trouvait souvent en relation étroite avec l’amour mystique", écrit-il dans les pages d’un catalogue conçu comme un ouvrage de référence sur la psychologie de cet univers féminin. "On peut affirmer sans crainte de se tromper que, parmi les expériences mystiques des religieuses, celles qui avaient trait au Corps saignant et souffrant étaient essentielles. Songeons que l’image de Jésus souffrant est exactement un autoportrait idéal de la religieuse elle-même : le corps ouvert d’innombrables blessures d’amour…".

Les jardins clos
On navigue donc entre un bracelet de pénitente hérissé de pointes en fer et diverses évocations du Christ aux outrages, au pilori ou flagellé. Puis, de chemin de croix en portraits de religieuses et de saintes ou d’hommage à Marie, on arrive peu à peu à l’apaisement, au Néant (symbolisé par une petite pièce sombre) – non sans s’être interrogé sur la valeur artistique des Jardins clos. Véritables petites boîtes d’images, faites de morceaux de bois, de petits morceaux de tissus et de fils assemblés qui sont, toujours selon Paul Vandenbroek, la véritable "synthèse de la conception de la vie des religieuses" et non le simple "résultat d’une piété féminine de pacotille, dévotion gentille de bigotes cherchant à se divertir par des contes de fées ou des maisons de poupées".

De cet univers secret et rarement exposé, naît donc aujourd’hui cette exposition étrange qui affirmera encore plus directement son intention lorsqu’elle partira pour les musées de Boston et de Toronto et lorsqu’elle sera couplée avec des œuvres résolument contemporaines et féminines de préférence.

"Le Jardin clos de l’âme". Jusqu’au 22 Mai 1994. Palais des beaux-arts de Bruxelles, 10, rue Royale, 1000 Bruxelles. Tél. : (02) 507 84 80. Catalogue : 980 francs belges.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°2 du 1 avril 1994, avec le titre suivant : Amour mystique et mortification

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