Le Mai du livre d’art

L’édition de livres d’art en mutation

Crise économique, concurrence des éditions muséales, livres à petit prix… conduisent à de nouvelles stratégies.

Le Journal des Arts

Le 1 mai 1994 - 1386 mots

Voici le mai, le joli Mai... du livre d’art, manifestation instaurée il y a six ans à l’initiative des éditeurs pour sortir le livre d’art de son ghetto de cadeau de fin d’année et attirer d’autres publics. Affichettes et oriflammes aux couleurs vives vont décorer pendant un mois les rayons beaux-arts de cent quatre-vingts librairies de France et de Navarre.

PARIS - "Cette campagne anime le rayon" reconnaît un libraire, tout en ajoutant sans grand enthousiasme : "mais elle ne change pas grand-chose à notre chiffre d’affaires…" "Cette participation nous coûte un peu cher, rétorque un éditeur de son côté, mais il faut bien être solidaire, et c’est bon pour notre image".

Le livre d’art, qui est un des secteurs les plus touchés de l’édition, a bien besoin de sang neuf. Depuis les glorieuses années quatre-vingt, son chiffre d’affaires est en dégringolade continue, les tirages et les ventes en baisse inquiétante. D’après les dernières estimations du Syndicat national de l’édition (SNE), l’année 1993 accuserait une baisse de 1 % sur l’année précédente. Selon le tableau de bord mensuel de mars 1994 de l’hebdomadaire professionnel Livres Hebdo, la production "beaux-arts" s’élèverait à 334 titres depuis janvier, contre 364 pour la même période de l’année précédente.

Une belle croissance jusqu’en 1989
L’édition d’art a connu jusqu’en 1989 une belle croissance, avec en particulier cette année-là un chiffre d’affaires en hausse de 16,4 % en francs constants. Mais les années qui ont suivi ont accusé une nette baisse, de 16 % en 1990, de 9,6 % en 1991. L’année 1992 a vu, en revanche, une légère remontée de 1,4 %, pour un chiffre global de 13,6 milliards de francs. Cette année-là, le secteur du livre d’art a représenté environ 3 % du chiffre global de l’édition, contre 17,3 % pour le secteur dictionnaires et encyclopédies et 8,9 % pour celui du livre pour la jeunesse (BD comprises). En 1992, 591 livres d’art sont parus sur un total de 38 616 titres (nouveautés, nouvelles éditions et réimpressions). La crise se traduit notamment par une baisse sensible des tirages : 5 000 exemplaires font figure aujourd’hui de tirage moyen, alors que celui-ci était de 7 000 il y a cinq ans.

En France aujourd’hui, une soixantaine d’éditeurs publient régulièrement des livres d’art. Certains sont des départements de grandes maisons telles que Flammarion, Gallimard, ou Hachette... mais la majorité sont des petits éditeurs spécialisés, passionnés d’art et jaloux de leur indépendance comme Hazan, Le Regard, Adam Biro, Anthèse, Le Cercle d’art, Citadelles et Mazenod, Macula, ACR, La Différence... Mais, ces dernières années, plusieurs maisons d’édition étrangères se sont implantées en France, comme l’américain Abbeville, l’anglais Thames and Hudson, l’allemand Taschen, l’italien Electa qui a créé une filiale avec Gallimard...

Livres à petit prix
Trois grandes raisons peuvent expliquer les difficultés actuelles : la crise économique générale qui touche éditeurs et libraires, la concurrence, que beaucoup d’éditeurs privés estiment déloyale, des éditions muséales et en particulier celle de la Réunion des musées nationaux (RMN), enfin le développement important des livres d’art à petit prix, soutenu par la chaîne de magasins de livres neufs à prix réduit Maxilivres.

La crise économique frappe la distribution des livres d’art. À peine deux cents libraires en France ont un véritable rayon de livres d’art et leur nombre a tendance à se réduire. Dans cette période de vaches maigres, ils n’ont plus la trésorerie nécessaire pour conserver durant de longs mois sans les vendre des livres à plus de 500?francs. La concurrence des grandes surfaces et d’autres magasins de livres neufs à prix réduits (Maxilivres) aggrave cette situation. En outre, les éditeurs, s’ils privilégient les libraires, cherchent des ressources nouvelles avec d’autres circuits de vente comme le courtage, la vente par correspondance (en particulier pour les ouvrages lourds, histoires et encyclopédies de l’art), les soldes, les ventes directes aux entreprises… Autant d’initiatives qui déstabilisent les circuits habituels de diffusion.

La RMN, premier éditeur d’art français
Les éditeurs, eux, ont dû affronter la concurrence de l’édition des musées, qui a considérablement évolué au cours des dernières années. Celle-ci représente environ 13 % du chiffre d’affaires de l’édition d’art, alors qu’elle n’était que de 5 % environ en 1981. La Réunion des musées nationaux est devenue le premier éditeur d’art en France. Son chiffre d’affaires est passé de 68 à plus de 90 millions de francs entre 1989 et 1992, soit environ 9 % de l’édition d’art.

Les catalogues d’exposition édités par la RMN dépassent largement les ventes de livres d’art, qui plafonnent à 4 000 exemplaires. Le record absolu a été atteint par celui de l’exposition Barnes (De Cézanne à Matisse, chefs-d’œuvre de la Fondation Barnes) qui a dépassé les 170 000 exemplaires ! Cette fois, musées et éditeurs privés – Gallimard-Electa – s’étaient associés. Une exception, car la RMN préfère garder pour elle les catalogues à gros tirage, ce que lui reprochent les éditeurs privés. Ceux-ci, inquiets du développement et de la professionnalisation des départements éditoriaux des musées, ont demandé au ministère de la Culture une étude sur la place de l’édition muséale au sein de l’édition d’art. Le rapport Baruch, remis en novembre dernier, préconise notamment que la RMN contienne son expansion, et que les éditeurs privés aient un accès plus facile à l’image détenue principalement par les musées. Si de véritables discussions s’engagent, comme cela est prévu, la situation devrait se dédramatiser, et sans doute entraîner plus de coéditions.

Autre cause de désarroi : la prolifération des livres à petit prix, lancé par l’éditeur allemand Taschen. Celui-ci a provoqué depuis 1987 une vraie révolution dans le marché du livre d’art en Europe, avec ses séries à 39,90 francs et 99,90 francs. Aujourd’hui, alors que Taschen installe une filiale en France pour tenter de séduire les grands libraires, les éditeurs français créent presque tous des séries peu chères : Terrail – filiale de Bayard Presse –, la Bibliothèque de l’Image, ACR, Hazan – qui vient de sortir une nouvelle série de monographies à 49 francs ("L’essentiel") –, le Cercle d’art, qui décline les "Grands Peintres" (420 francs) dans une autre série "Points cardinaux" (160 francs), avant de lancer à la rentrée, avec un groupe de presse étranger, la publication de livres d’initiation à l’art, reliés sous jaquettes, vendus 60 francs environ. "Nous devons réaliser, explique Philippe Monsel, directeur du Cercle d’Art, que nous n’avons plus affaire à une clien­tèle mono­lithique et assez aisée, comme il y a une quinzaine d’années, mais à une multitude de publics différents, nouveaux."

Pourtant, malgré cette guerre des prix, des éditeurs croient qu’un certain nombre de livres exigeants et chers peuvent encore trouver leur place. "À condition qu’ils méritent vraiment leur prix" affirme Éric Hazan, directeur des éditions Hazan. Ainsi, des ouvrages comme le premier tome de L’Art français d’André Chastel (595 francs, Flammarion), Delacroix, d’Alain Daguerre de Hureaux (825 francs, Hazan), Textiles africains (690 francs, Adam Biro) ou encore Mille peintures des musées de France (850 francs, Gallimard-Beaux-Arts), ont, semble-t-il, été bénéficiaires.

Le coût d’un livre d’art illustré

Comment se décompose le coût d’un livre illustré ? Pour le savoir, prenons l’exemple d’un ouvrage de prix moyen (490 francs) publié cette année par Adam Biro. L’ouvrage a 160 pages, un format de 220 x 280 mm, 70 illustrations – dont 30 en couleurs. Son tirage est de 3 000 exemplaires.
L’investissement global se monte à 240 136,35 francs, hors droits d’auteurs – qui s’élèvent à 4 % du prix de vente public. Son prix de revient par exemplaire est de 80,05 francs et comprend principalement :
Photogravure (illustration) : 9,30 francs
Droits de reproduction : 8,30 francs
Photocomposition, corrections : 4,90 francs
Mise en page, maquette : 9,70 francs
Total des frais fixes : 32,29 francs
Frais proportionnels au tirage : papier, impression et reliure : 42,86 francs
L’éditeur pratique un coefficient multiplicateur de 5. On obtient donc un prix de vente de 457,93 francs, soit un prix de vente public de 490 francs, compte tenu d’une TVA de 5,5 %.
55 % environ de ces 457,93 francs reviennent aux intermédiaires et aux vendeurs : le diffuseur qui prospecte et prend les commandes, le distributeur qui les achemine et le libraire qui les vend.
Le montant des droits de reproduction de l’ouvrage ci-dessus est particulièrement bas (il atteint souvent le double), l’auteur de ce livre possédant lui-même les droits d’une partie des documents iconographiques.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°3 du 1 mai 1994, avec le titre suivant : L’édition de livres d’art en mutation

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