Paris - Philadelphie

L’imbroglio Brancusi

L’organisation d’une rétrospective prévue l’an prochain au Centre Pompidou, puis au Musée de Philadelphie, se trouve dans une impasse

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 1 mai 1994 - 958 mots

Le projet d’une rétrospective Brancusi, co-produite par le Centre Georges Pompidou et le musée de Philadelphie – exposition la plus importante jamais organisée sur ce sculpteur – est pris dans un vaste imbroglio, où se mêlent prérogatives des légataires universels de l’artiste et droits de reproduction. Les commissaires de l’exposition affirment être empêchés d’avoir accès aux archives Brancusi.

PARIS - La situation actuelle résulte d’un long contentieux entre les légataires universels de Constantin Brancusi et les autorités françaises. Dans son testament en date du 12 avril 1956, le sculpteur d’origine roumaine – décédé le 16 mars 1957 – stipulait qu’il léguait "à l’État français, pour le Musée national d’art moderne (MNAM) absolument tout ce que contiendront au jour de son décès ses ateliers, n’exceptant que l’argent comptant, les titres ou valeurs qui pourraient s’y trouver et qui reviendront à ses légataires universels". Ce legs était fait à charge par l’État de reconstituer, "de préférence dans les locaux du MNAM" un atelier contenant les œuvres, les ébauches, les outils, les établis, les meubles… Aux termes de ce testament, Constantin Brancusi instituait comme légataires universels le couple qui s’était occupé de lui jusqu’à la fin de ses jours, Alexandre Istrati et son épouse Nathalie Dumitrescu.

Depuis, le couple est entré dans un long conflit avec la direction des Musées de France et la Réunion des musées nationaux, essentiellement à cause d’une divergence d’appréciation du droit de reproduction, source de revenus conséquents. Dès le 3 octobre 1957, les Istrati mettaient deux conditions à la délivrance du legs : l’achèvement de la reconstitution de l’atelier Brancusi au MNAM, et la reconnaissance à leur profit du droit de reproduction des œuvres dont les musées nationaux étaient héritiers. Si les musées ont toujours reconnu la légalité du principe de l’attribution du produit des droits de reproduction au bénéfice des légataires universels, ils ont estimé que toute reproduction se heurtait à la volonté de Brancusi.

Contrairement à d’autres sculpteurs comme Rodin ou Giacometti, Brancusi a toujours voulu contrôler scrupuleusement ses fontes. Il n’a jamais laissé exécuter un moulage sans le reprendre personnellement, afin d’en faire une nouvelle œuvre. "De nombreux témoignages prouvent que Brancusi ne souhaitait pas d’édition de son œuvre, qu’une fonte devait rester pour lui une pièce unique" affirme Margit Rowell, co-commissaire de l’exposition. Dans cet esprit, la RMN s’opposa formellement à autoriser le moulage des œuvres qui lui avaient été léguées. En 1957, le directeur des Musées de France, Georges Salles, n’autorisa pas M. Istrati à sortir des plâtres et des moules de l’atelier pour faire des tirages. Aujourd’hui, les conservateurs refusent toujours de reconnaître les bronzes non contrôlés par l’artiste, et a fortiori les fontes posthumes qui peuvent circuler sur le marché. C’est pour cette raison que nombre d’entre eux s’étaient opposés au projet d’installer un Brancusi sous la pyramide du Louvre, initiative lancée avant l’inauguration du monument de verre de Ieoh Ming Peï. Même si le projet partait d’une bonne intention – marquer la reconnaissance d’un artiste contemporain par le Louvre – celui-ci aboutissait à une réalisation contraire à la démarche de l’artiste : fondre un Grand Coq hors de son contrôle.

Le catalogue compromis
Pourtant, légalement, les musées français n’ont pas le droit de s’opposer à ces reproductions. Ils ont en effet perdu le procès que les époux Istrati avaient intenté pour faire reconnaître leur droit de reproduction. La Réunion des musées nationaux – soutenue par l’exécuteur testamentaire, le docteur Anatasiu, médecin de Brancusi – avait gagné en première instance, mais perdu devant la cour d’appel, tandis que son pourvoi en Cour de cassation était rejeté.

Fort de leur droit, et devant l’intransigeance des conservateurs, les légataires universels – représentés aujourd’hui par Mme Nathalie Dumitrescu, Alexandre Istrati étant décédé – se sont érigés en gardiens jaloux de leur patrimoine. Selon les commissaires de l’exposition, le légataire empêche de facto tout accès aux archives Brancusi, accès indispensable à la réalisation du catalogue scientifique qu’exige la rétrospective programmée. Moins d’un an avant l’ouverture de l’exposition (13 avril - 21 août 1995), le catalogue n’a pas pu être véritablement mis en chantier, sa réalisation pourrait donc être compromise, redoutent-ils. Brancusi a laissé des gouaches, des photographies, sa correspondance, avec en particulier des brouillons de ses lettres… Tous ces documents restent des mystères pour les chercheurs, qui ignorent, en outre, où ils se trouvent. Aucun des livres écrits sur Brancusi depuis 1957 – hormis celui réalisé par Natalia Dumitrescu – n’a pu être mené avec un accès direct aux sources, au mieux avec des photocopies, souligne-t-on à Beaubourg.

"Des gens bizarres"
De son côté, Mme Dumitrescu estime que les responsables du Centre Pompidou sont "des gens bizarres" qu’elle ne comprend pas. "Ils devraient au contraire me remercier d’avoir conservé ces archives" dit-elle, en affirmant qu’elles sont déposées "chez un notaire". "Les archives ne sont pas disponibles actuellement, car elles vont être publiées dans un livre" poursuit-elle, en refusant néanmoins d’indiquer le nom de l’éditeur. "Mon éditeur m’a déclaré n’avoir jamais vu des archives si bien tenues, ajoute-t-elle, je ne comprends pas pourquoi le Centre Pompidou a besoin des originaux, qui sont si fragiles. IIs peuvent travailler avec des photocopies".

Le 7 juin 1991, les Istrati créaient "l’Association des amis de Constantin Brancusi", ayant pour but d’"apporter une contribution active au rayonnement" de l’artiste. La loi stipule qu’en "cas d’abus notoire dans l’usage ou le non-usage du droit de divulgation de la part des représentants de l’auteur décédé, le tribunal de grande instance peut ordonner toute mesure appropriée". Le Centre Pompidou serait-il fondé à agir en justice contre une association qui a pour présidente d’honneur, selon Mme Dumitrescu, Mme Claude Pompidou, pour président M. Robert Bordaz, ancien président du Centre Pompidou et, parmi ses membres, M. Pontus Hulten, ancien directeur du musée du même Centre… ?

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°3 du 1 mai 1994, avec le titre suivant : L’imbroglio Brancusi

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