Erreurs humaines ou silences coupables ?

L’affaire du vrai-faux Poussin

Confrontation des deux tableaux et nouveau jugement

Le Journal des Arts

Le 1 mai 1994 - 1755 mots

La polémique concernant une œuvre de Poussin – la Sainte Famille ou la Madone à l’escalier – , débat autour de l’original et de sa copie longtemps présentée comme le vrai, rebondit doublement. À Paris, l’affaire de son exportation illégale vers les États-Unis repasse en justice et son propriétaire conteste plus que jamais l’attitude des experts. À Washington, les deux tableaux vont être présentés côte à côte dans de bonnes conditions scientifiques, pour la première fois depuis plus de trois cents ans.

PARIS - Le mois prochain, deux tableaux apparemment identiques seront confrontés et sérieusement étudiés ensemble pour la première fois depuis le XVIIe siècle (1) : l’un est la Sainte Famille, dite aussi la Madone à l’escalier, peinte par Poussin en 1648, l’autre une excellente copie. L’original, entré au Musée de Cleveland aux États-Unis en 1981, sera exposé au seul regard des spécialistes lors d’un colloque à huis clos, le 23 et 24 mai, à la National Gallery de Washington, qui possède la copie.

Au même moment, en France, une affaire judiciaire autour de la Sainte Famille rebondit de manière spectaculaire : la chambre criminelle de la Cour de cassation vient, en effet, de casser un arrêt de la Cour d’appel de Paris, condamnant l’ancien propriétaire du tableau, Philippe Bertin-Mourot, à verser cinq millions de francs aux Douanes pour son exportation illicite vers les États-Unis en 1981. L’affaire passe à nouveau en justice.

La querelle autour de l’authenticité des deux tableaux commença en 1914 : pour l’historien Walter Friedländer, la version française était l’original. Importé d’Angleterre en 1908 par Quinto, marchand de la rue Bonaparte à Paris, il avait été vendu au collectionneur Henri Lerolle. Mais Otto Grautoff, auteur du premier catalogue raisonné de Poussin, optait pour la version du duc de Sutherland, que la National Gallery de Washington devait acquérir en 1949. Anthony Blunt, le plus grand expert de Poussin de sa génération, conservateur des tableaux de la Reine – et personnage complexe : il fut démasqué en 1979 comme espion au profit de l’U.R.S.S. – soutint l’avis de Grautoff jusqu’en 1982, lorsque l’étude d’examens radiographiques le fit finalement changer d’avis.

Exportation illégale par aéronef
Bien plus que le sujet d’une passionnante querelle d’experts, la Sainte Famille se trouve au cœur d’une tortueuse controverse à la fois muséale et légale. La dispute a failli brouiller à tout jamais les relations entre les Musées du Louvre et de Cleveland. Elle brisa l’amitié entre deux hommes, l’ancien directeur des Musées de France, Hubert Landais, et Sherman Lee, ancien directeur du musée américain, et entraîna des problèmes juridiques et financiers considérables pour son propriétaire, Philippe Bertin-Mourot. Celui-ci, en effet, hérita du tableau que sa tante, Thérèse Bertin-Mourot, nièce de Paul Jamot, conservateur au Louvre, avait acheté à Drouot en 1944. Il estime que le Louvre a sciemment, et pendant de longues années, "assassiné l’authenticité" de son tableau, en refusant de le reconnaître comme le vrai et en dissuadant ipso facto les marchands parisiens de le lui acheter, avant de crier au voleur une fois la toile partie de France.

La Sainte Famille que vont admirer les historiens d’art à Washington traversa l’Atlantique en janvier 1981, sans l’autorisation des Musées de France, sans le moindre papier de douane (exigé à l’époque pour toute œuvre d’art d’une valeur de plus de dix mille francs), et roulée dans la valise de M. Bertin-Mourot. Le français céda la toile au musée de Cleveland, représenté par M. Lee – consterné d’apprendre les conditions dans lesquelles elle avait voyagé –, pour 2,2 millions de dollars, soit 13,8 millions de francs de l’époque. M. Bertin-Mourot, qui encaissa le montant de la vente en juillet, fut alors poursuivi par la justice française pour "exportation illégale de marchandise par aéronef". Des mandats d’arrêt internationaux furent lancés contre lui et contre M. Lee. Pierre Rosenberg et Michel Laclotte, conservateurs au Louvre, avaient envoyé au conservateur de Cleveland un télégramme pathétique en juin de la même année :"apprenons poussin exporte frauduleusement de france accroche dans vos salles profondÉment choqués par ce manque a la morale professionel (sic). nous reservons alerter opinion interna­tionale et ferons tout pour retour en france du tableau".

C’était bien la première fois que le Louvre donnait le tableau à Poussin. Apparemment c’était parce que, nous a expliqué M. Rosenberg, il aurait été trop long de faire écrire "attribué à" dans un télégramme !

Corroboré par les carnets de Poussin
M. Rosenberg n’avait vu ce tableau qu’une seule fois, en 1965, chez Thérèse Bertin-Mourot, en compagnie de Michel Laclotte et de Jacques Thuillier : ce dernier, dans son catalogue raisonné de Poussin de 1974, décida que le tableau Bertin-Mourot était l’original.

"À ce moment là, en 1965, je ne pouvais pas juger le tableau – on l’a vu dans le noir. Seule une confrontation aurait pu nous permettre de décider", se souvient M. Rosenberg. Selon M. Bertin-Mourot, M. Rosenberg l’avait reçu au Louvre le 8 août 1980, muni d’une lettre d’intention d’achat du Musée de Cleveland. M. Bertin-Mourot a demandé alors comment remplir les formalités d’exportation et proposé que le Louvre lui achète la Sainte Famille, examinée par M. Lee à Paris quelques semaines auparavant. M. Rosenberg – qui ne se souvient pas de la lettre d’intention d’achat – aurait dit, selon M. Bertin-Mourot, que le Louvre était "trop pauvre". Le conservateur aurait ensuite proposé de faire examiner le tableau par un comité de cinq experts, dont Charles Sterling et Jacques Thuillier, présidé par Anthony Blunt."M. Rosenberg m’a dit que si le comité décidait que le tableau était faux, il ne vaudrait rien et que si, en revanche, il optait pour l’authenticité, je ne pourrais jamais le sortir de France, qu’aucun marchand ne me l’achèterait et que j’aurais donc un chef-d’œuvre qui ne vaudrait rien", nous a déclaré M. Bertin-Mourot.

M. Rosenberg a gardé un souvenir bien différent de leur entretien : "Nous avions toujours dit que nous ne pouvions pas porter de jugement sur le tableau français tant que nous ne l’avions pas comparé à l’autre version. Nous avions toujours dit que nous voulions l’examiner. Soit nous aurions essayé de l’acheter, soit nous l’aurions laissé partir. C’est extraordinairement clair", nous a-t-il affirmé.

Pour M. Bertin-Mourot, la constitution d’un comité d’experts présidé par Blunt, (auteur du certificat d’authenticité du tableau de Washington), n’aurait été qu’une ultime manœuvre du Louvre pour acquérir à vil prix son tableau. Selon lui, sa tante avait fait faire (auprès de son médecin traitant !), dès 1957, des radios, qui apportaient ces mêmes preuves qui, en 1982, ont enfin fait changer d’avis le célèbre spécialiste anglais – à savoir des traces de repentirs corroborés par des notes dans les carnets de Poussin, conservés à la Bibliothèque Nationale, sur les modifications apportées par lui à son tableau. Thérèse Bertin-Mourot aurait envoyé ces radios à Blunt en 1957 et en 1963, sans qu’il accepte, selon son neveu, d’en tenir compte. L’historien anglais n’a donc finalement effectué sa remarquable volte-face critique qu’en novembre 1982, en écrivant dans The Burlington Magazine : "J’avais toujours reconnu que celui de Washington était l’original, mais les radios prouvent au-delà de tout doute que le tableau de Cleveland est de la main de Poussin".

Les musées de France déclarent la guerre à Cleveland
Hubert Landais, directeur des Musées de France en 1981, est tout aussi catégorique que M. Rosenberg dans sa version des faits : "L’exportation avait été demandée par Lee, qui était un vieil ami. Après consultation avec Laclotte et Rosenberg, j’ai répondu que le Louvre n’avait jamais vu le tableau. Quelques mois après, Lee m’a appelé pour dire que Bertin-Mourot était chez lui et avait le tableau sous le bras ; que devait-il faire ? Je lui ai répondu de ne pas se mêler de ça, ou que cela ferait un drame ; mais il m’a téléphoné un mois plus tard pour dire "j’achète". Alors, je lui ai répondu : "C’est la guerre !" Je ne pouvais pas tolérer qu’un musée américain achète sciemment un tableau exporté frauduleusement de France. Pendant plusieurs années, nous avons arrêté tout rapport avec Cleveland. C’était dramatique pour moi puisque, jeune conservateur, j’y avais travaillé. Je connaissais tout le monde", nous a-t-il affirmé.

Et les accusations de M. Bertin-Mourot selon lesquelles le Louvre aurait découragé des marchands de s’intéresser au tableau, ce qu’il appelle "l’invendabilité organisée" ?
"C’est faux, puisqu’on ne l’avait jamais vu. Il y a des versions différentes de certains tableaux de Poussin. Donc il y a des anathèmes jetés par des historiens contre tel ou tel tableau. Thérèse Bertin-Mourot, qui se sentait lésée parce que son oncle, Paul Jamot, avait légué ses tableaux au Louvre, n’a jamais admis qu’il ait pu y avoir interrogation sur son Poussin", nous a dit M. Landais.

Après le départ à la retraite de M. Lee en 1983, M. Landais est parvenu à un accord avec son successeur au Musée de Cleveland pour permettre au Poussin de revenir en France, afin d’y être régulièrement exposé au cours d’une période de vingt ans. Il y est rentré pour la première fois en 1986.
Le procès en première instance contre M. Bertin-Mourot pour "exportation en contrebande et non-rapatriement de revenu encaissé à l’étranger" débuta en 1989. Il est passé en appel et puis en cassation, et le premier jugement a été annulé.

Son ancien tableau rentrera à nouveau en France pour l’exposition Poussin au Grand Palais, du 1er octobre au 2 janvier prochain. La notice du catalogue a déjà été rédigée par le commissaire de l’exposition, M. Rosenberg, qui participe ce mois-ci au colloque de Washington. Il contemplera, comme les autres spécialistes, les deux tableaux, côte à côte.

(1) Il semble, d’après un article et une lettre publiés par The Burlington Magazine en 1982 et 1983, que les tableaux aient été mis côte à côte pendant quelques instants en 1938 lorsque la Royal Academy a organisé son exposition Seventeenth Century Art in Europe. Selon la lettre de M. Ellis Waterhouse, qui avait rédigé le catalogue, un membre de la famille Rouart a demandé à comparer les deux tableaux. À partir de là, les souvenirs diffèrent. M. Waterhouse précise que les deux toiles étaient nettoyées et qu’il a maintenu sa version de l’authenticité du tableau de Washington, tandis que M. Blunt dit qu’ils étaient tout les deux sales et qu’il était dans l’incapacité de se faire une opinion sur la qualité du "Poussin" français. M. Rosenberg de son côté, nous indique qu’il n’a pu le voir que dans le noir. On peut espérer que seront mis côte à côte à Washington deux tableaux en parfait état de conservation…

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°3 du 1 mai 1994, avec le titre suivant : L’affaire du vrai-faux Poussin

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