La chaire et le strapontin

Le Journal des Arts

Le 1 juin 1994 - 645 mots

Philippe Sénéchal : l’enseignement de l’histoire de l’art

En inaugurant au Grand Palais l’exposition "Les fastes du gothique", en 1981, M. François Mitterrand avait affirmé que son septennat serait celui de l’histoire de l’art. Chacun avait lu dans cet oracle ce qu’il souhaitait y trouver, mais pour beaucoup, ces propos contenaient la promesse d’un enseignement de l’histoire de l’art dans les lycées, à l’instar d’autres pays européens. Le premier septennat passa. Aucun projet ne vit le jour. Lors du second septennat, le mandat de M. Jack Lang s’étendit à l’Éducation nationale. L’espoir renaquit. Durant les derniers mois du ministère Lang, les couloirs bruissaient de la création imminente d’un Capes et d’une agrégation d’histoire de l’art. Las, Bercy veillait. Le projet fut rejeté et le double ministère dut trouver une solution de repli tout en prétendant que cette retraite masquait une victoire.

Un groupe de travail, dirigé par M.le Recteur P. Joutard, se réunit dès la fin de l’année 1992. Le 9 novembre 1993, un arrêté créa "à titre expérimental dans l’enseignement général et technologique, un enseignement d’histoire des arts" optionnel, sanctionné au baccalauréat. Une note de service du 19 novembre 1993 a précisé les modalités de fonctionnement de cet enseignement, qui a été mis en place dans seize lycées depuis l’automne dernier. On y trouve un programme ambitieux, qui fait une large part aux arts, de la fin du Moyen Âge à nos jours. Partant modestement de l’étude de deux ou trois monuments significatifs de la région où se trouve le lycée, au cours du premier semestre de la classe de seconde, il s’achève en terminale avec l’étude de questions aussi vastes que "arts et pouvoir" ou "l’espace urbain et ses représentations dans divers arts" – qui ne sont que deux parmi les six sujets obligatoires du baccalauréat.

Pour mener à bien une telle tâche, on attendrait des enseignants disposant d’une culture artistique solide, sanctionnée par des concours ou tout au moins des diplômes reconnus. C’était compter sans l’ingéniosité du ministère de l’Éducation nationale. Pour qu’un tel enseignement fonctionne au moindre coût, nul besoin de recruter des spécialistes. Une équipe comprenant "au moins deux enseignants motivés ou expérimentés, dont l’un de préférence historien" assurant la fonction de responsable, trouvera des partenaires auprès de la DRAC, voire des collectivités locales, élaborera un projet pédagogique, avalisé ensuite par le recteur – et le tour est joué.

Des diplômes non indispensables
La note de service précise bien qu’on vérifiera les compétences de ces enseignants, mais n’indique à aucun moment que des diplômes en histoire de l’art seraient indispensables. Certes, le projet est expérimental, et un bilan devrait être fait cet été. Mais à supposer que les expériences soient "globalement positives", grâce à l’enthousiasme des pionniers, le problème de fond resterait entier. La visite d’une ferme-modèle n’a jamais prouvé que toute l’agriculture d’un pays est prospère. Apparemment, l’histoire de l’art – ou des arts – a beaucoup de chance. Heureuse discipline pour laquelle on n’a pas les mêmes exigences que pour la géographie ou l’économie ! Foin des longues études scientifiques, des concours austères ! Pour permettre aux élèves d’accéder, "en public averti", au rang "d’amateur éclairé" – selon les vœux du ministère –, il n’est pas nécessaire de prévoir des professeurs spécialisés, aussi qualifiés que leurs collègues.

Voilà qui en dit long sur l’image qu’a la discipline en France. Plébiscitée par le public des expositions, honorée en tant que clé de la connaissance et de la sauvegarde du patrimoine, mais encore considérée comme une discipline décorative et non comme une science humaine exigeante, elle doit sans cesse lutter pour avoir des conditions d’existence égales à celles dont elle jouit dans les autres grands pays de culture.

La France ne peut se contenter d’une telle demi-mesure. Au lycée, Clio vaut plus qu’un strapontin : elle a droit à une chaire.

Philippe Sénéchal est maître de conférences à l’Université de Paris-Sorbonne

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°4 du 1 juin 1994, avec le titre suivant : La chaire et le strapontin

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