Du pinceau à la plume

Écrits d’artistes

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 juin 1994 - 713 mots

De Cennino Cennini à Casimir Malevitch, des recettes techniques de la renaissance aux manifestes d’avant-garde, les écrits d’artistes s’intègrent peu ou prou à leurs œuvres. Jean Hélion, Pierre Alechinsky, Jochen Gerz, François Martin : portraits d’artistes plume en main.

"Quand un tableau est terminé, le peintre n’a presque plus rien à en dire, remarquait Jean Hélion, il est temps de s’en remettre aux autres, le tableau se défendra tout seul." Malgré cette dénégation, récurrente chez la plupart d’entre eux, les artistes ont toujours écrit, parfois abondamment, souvent avec une facilité déconcertante, abordant tous les genres, cherchant à s’expliquer ou, tout simplement, à dire ce qu’ils ne pouvaient peindre ou sculpter. Les modernes ont privilégié la forme du manifeste aussi longtemps que la notion d’avant-garde réclamait des armes affûtées. Insatisfaits sans doute de la critique, trop virulente ou trop complaisante, et tandis que la nécessité de combattre se faisait moins sentir, les artistes ont opté pour le commentaire ou la digression.

Contradictions
Dans son "Mémoire de la chambre jaune", Jean Hélion, soucieux de ne pas parler en lieu et place de son œuvre, se livre à un exercice singulier. Sachant qu’il perdra bientôt la vue, il commente, en 1983, des toiles à jamais inachevées. "J’ai cru jusqu’à présent que je pourrais les reprendre une à une et les parfaire ; cet espoir m’abandonne. Je me résigne à essayer encore de les apercevoir, et de parler au lieu de peindre ce que j’avais cru pouvoir en faire." Décrivant ses esquisses, les critiquant parfois, Hélion se souvient de ceux qui ont prêté leur visage à sa peinture, et s’explique sur son abandon de l’abstraction, sur la beauté, sur l’éthique du peintre avec une sincérité envoûtante, sans donner aux mots le poids de la rhétorique. "Un peintre est, par définition, formidablement impie et prodigieusement religieux" : l’art d’écrire de Jean Hélion doit beaucoup à cette conscience aiguë des contradictions, que sagement il ne tente pas de résoudre par son discours.

Beaucoup plus désinvolte, l’entreprise d’Alechinsky se veut cocasse et dérisoire. On trouve de tout dans son baluchon : souvenirs, choses vues, intuitions, jeux de mots, hommages (à Magritte, Dotremont, Tardieu…), fragments de poèmes. La sévérité est ironique, la plaisanterie amère, et tout est fait, de paragraphe en paragraphe, pour qu’on ne sache surtout pas où Alechinsky veut en venir. Le plaisir d’écrire, aussi gratuitement que possible, l’emporte sur toute autre considération. Alechinsky n’a d’intérêt ni pour les commentaires, ni surtout pour les notes en bas de page. Peut-être imagine-t-il que ses écrits, qui comptent désormais dix volumes, finiront par devenir un équivalent de son œuvre peint.

Il va tout autrement pour Jochen Gerz. "Ses textes,  note Erich Franz en avant-propos du recueil récemment paru, sont toujours écrits en regard d’autre chose. Ils ne se suffisent pas à eux-mêmes […] mais renvoient à d’autres formes d’expression, principalement visuelles." On trouve ainsi des textes qui figurent dans les œuvres elles-mêmes et en sont une part déterminante, mais aussi des critiques, des fragments de correspondance, des conférences ou des transcriptions de performances. Jochen Gerz est un provocateur paisible qui s’interroge inlassablement, avec une fausse ingénuité, sur le rôle de l’artiste dans une société traversée de crises qu’il a pour tâche de dénoncer. Le militant et l’artiste ne font qu’un : l’œuvre et sa glose sont indissociables. Jochen Gerz ne confond pas les genres : multiplier les modes d’expression est pour lui la seule façon de n’en être pas la dupe et d’en révéler les limites.

Mystère du contrat
François Martin (le peintre) et Jean-Luc Nancy (le philosophe) ont croisé leurs pratiques dans une série de tableaux et dans un volume qui rend compte de leur tentative conjuguée. Les mots dans la peinture ont une histoire ancienne que les deux complices ont voulu provoquer. Là encore, la rencontre incertaine et fatalement problématique de deux écritures suscite un espace inédit, d’autant plus insaisissable que le mystère du contrat qui lie les deux parties reste, en dépit du commentaire, ineffable.

Jean Hélion, Mémoire de la chambre jaune, éditions énsb-a, 208 p., 140 F.
Pierre Alechinsky, Baluchon et ricochets, Gallimard, 146 p., 75 F.
Jochen Gerz, De l’art, textes depuis 1969, éditions énsb-a, 304 p., 180 F.
François Martin et Jean-Luc Nancy, Nium, Éditions de l’École régionale des Beaux-arts de Valence, 72 p., 65 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°4 du 1 juin 1994, avec le titre suivant : Du pinceau à la plume

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