L’énigme de l’érosion du Sphinx

Le Journal des Arts

Le 1 juin 1994 - 558 mots

Le sphinx de Guizèh est inscrit sur la liste du Patrimoine culturel mondial de l’Unesco. Des experts scientifiques étudient le phénomène d’érosion de la pierre pour mieux le protéger.

PADOUE - Lorsque l’on édifia les grandes pyramides de Guizèh, les maçons égyptiens utilisèrent tous les blocs disponibles dans le secteur ; il fut également nécessaire d’extraire d’autres pierres des carrières voisines et d’en importer de plus loin par voie fluviale, en particulier le granite.

Un grand bloc local frappa certainement l’imagination de l’architecte inconnu du pharaon Khéfren (IVe dynastie de l’Ancien Empire, vers 2723 - 2563 av. J.-C.), qui y fit sculpter le visage du Sphinx, gardien de la nécropole royale.

Les dimensions de ce visage – dix mètres environ, de la couronne au menton – étaient monumentales, et il fut nécessaire, pour compléter l’ensemble, de lui donner un corps allongé en proportion : on creusa donc un fossé de dix mètres de large sur douze mètres de profondeur, pour dégager et sculpter dans le grès un corps de lion étendu de 57 mètres de long (77, avec les pattes avant allongées). L’effet produit est imposant quand on arrive de la vallée du Nil ; il devait l’être plus encore dans l’Antiquité, lorsque le colosse se détachait en rouge sombre sur la couleur du sable. La "peinture" – un mélange à base de sang de gazelle, dont il reste de nombreuses traces sur le visage – semble être une adjonction du Nouvel Empire (1580 - 1090 av. J.-C.). L’ensemble de Guizèh est inscrit sur la liste du Patrimoine culturel mondial de l’Unesco.

Durant sa longue vie, le Sphinx est resté le plus souvent à l’abandon, ensablé aux trois quarts. Les hommes et les intempéries ont apparemment conjugué leur action pour éroder un monument sculpté dans un matériau qui n’a pas la dureté du granite. Certains ont prétendu que le Sphinx s’érodait de 30 centimètres par siècle, ce qui est passablement stupide : si tel était le cas, il aurait entièrement disparu, depuis 4600 ans ! Or il est étonnant de constater que, si le poitrail et le cou de l’animal fantastique sont très fortement érodés, ni la tête ni la base ne le sont vraiment.

Des observations plus fines et de savants calculs sur la taille moyenne des grains de sable – plus ou moins déplacés par le vent en fonction de leur masse, donc plus ou moins destructeurs – permettent aujourd’hui d’affirmer que ce sont les granules de 200 à 600 microns de diamètre qui ont causé les plus grands dommages, au moment où le monument était enfoui à hauteur du cou par suite du déplacement des dunes environnantes. Ainsi, la fosse creusée autour du Sphinx se révèle être le meilleur système de protection contre l’érosion éolienne : sauf par temps de tempête extrême, les grains de sable soufflés par le vent n’atteignent pas le monument et tombent au fond de la fosse. Il suffit dès lors de désensabler celle-ci régulièrement, pour éviter que des phénomènes tourbillonnaires ne viennent dégrader la base du monument.

On est loin des bâches repliables que certains "spécialistes" voulaient installer pour protéger des intempéries le gardien du sommeil de Khéfren. Le sensationnel y a perdu ce que la dignité des lieux a préservé ; il suffisait, en somme, de quelques coups de balai.

Dario Camuffo, directeur de Recherche, C. N. R. Padoue

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°4 du 1 juin 1994, avec le titre suivant : L’énigme de l’érosion du Sphinx

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