Bruxelles

Le Palais des beaux-arts en crise

Une structure hybride au mode de financement incohérent

Le Journal des Arts

Le 1 juin 1994 - 1229 mots

Le Palais des beaux-arts est aujourd’hui en crise. Il cherche la voie du changement rendu nécessaire tant par l’évolution du pays que par celle du statut de la culture dans notre société. Cette crise ne se limite pas aux seules expositions, mais à l’organisation même d’une maison à l’origine vivante et qui s’est peu à peu institutionnalisée.

BRUXELLES - Imaginé par le Roi Albert Ier en 1913, le Palais des beaux-arts sera créé, au terme de nombreuses vicissitudes, à l’initiative privée de quelques notables éclairés. Édifié par Victor Horta, de 1922 à 1929, il s’affirme comme un lieu indépendant, dans le droit prolongement des mouvements d’avant-garde de la fin du XIXe siècle – les "XX" puis "La libre Esthétique" – qui avaient imposé Bruxelles au carrefour de la modernité en Europe. Les grandes rétrospectives ou les découvertes originales – l’Expressionnisme, le Surréalisme, Cobra, les expositions de Marcel Broodthaers ensuite –, les grandes machineries vouées au passé et les révélations expérimentales ont fait du Palais à la fois une vitrine et un laboratoire. La vitalité du Palais des beaux-arts a permis de traverser nombre de crises. Que ce soit durant les jours sombres des années 30 ou face à la fronde de Mai 1968, le Palais des beaux-arts a toujours incarné un rôle central qu’il paie peut-être aujourd’hui. En effet, cette situation de locomotive au cœur de Bruxelles devait s’avérer délicate dans une Belgique en proie aux querelles linguistiques et à un fédéralisme qui a fini par s’imposer dans les dernières décennies.

Relevant de l’Etat fédéral, le Palais des beaux-arts apparaît comme une structure hybride,  pour ne pas dire abstraite. Sa dotation globale ne concerne en fait que la structure générale, qui loue ses salles à des sociétés qui ont en charge un secteur d’activité : Société philharmonique, Société des Expositions, Fondation Europalia… Les organisateurs des manifestations qui donnent sens et vie au Palais des beaux-arts, paient dès lors l’utilisation d’un lieu qui sans eux n’existerait pas. Il y a là une incohérence qui s’est accentuée dans les années 80. En effet, dès 1929, les problèmes financiers pesaient à ce point qu’il fut décidé de séparer la gestion immobilière des secteurs artistiques qui conquirent progressivement leur autonomie à l’intérieur du Palais. L’évolution a creusé le fossé qui sépare désormais une direction, institutionnelle et prospère, d’associations qui doivent trouver leurs revenus hors des dotations publiques. Ainsi, la Société des expositions tire-t-elle l’essentiel de ses moyens de la salle des ventes créée en 1933 et de certaines locations rentables, comme l’annuelle Foire des antiquaires. Hormis l’aide de la Loterie nationale, les subventions publiques représentent moins de 1% de son budget annuel, bien moins que celui octroyé à nombre de petites associations qui bénéficient d’une image communautaire ou régionale. À l’intérieur du Palais des beaux-arts, les sociétés pâtissent incontestablement de leur image nationale.

La fédéralisation de la Belgique
Cette évolution, inaugurée au tournant des années 80, s’est greffée sur des problèmes internes et politiques liés à la fédéralisation de la Belgique et au statut problématique de la capitale. Au cœur de Bruxelles, le Palais des beaux-arts occupe une position stratégique et constitue, dans le contexte fédéral actuel, une pierre d’achoppement permanent entre les communautés tentées soit de s’y implanter en territoire conquis, soit de l’ignorer au bénéfice d’un repli régionaliste sur la Wallonie.

Un tel contexte n’autorise aucune grandiloquence dans la programmation. Quelques précédents malheureux ont conduit la Société des Expositions au bord de la banqueroute, sans que l’État manifeste de velléité interventionniste. L’actuelle direction flamande de la Société des Expositions a opté pour une ligne politique cohérente même si elle peut paraître disparate.

La politique établie par Piet Coessens, Directeur de la Société des Expositions, apparaît avant tout soucieuse d’un patrimoine et d’une tradition qui ont fait la réputation du Palais des beaux-arts. Jouissant d’un vaste circuit d’exposition qui peut être coupé en deux, il entend renoncer aux coûteuses scénographies qui masquent l’architecture de Horta. On appréciera ici le souci muséographique non dénué d’implications budgétaires, qui vise à mettre en évidence un lieu avec lequel chaque installation doit dialoguer. Cet intérêt est d’autant plus remarquable que le Palais des beaux-arts a fort vieilli et que des restaurations importantes s’imposent d’urgence pour rester dans des conditions acceptables d’exposition. En 1993, Europalia Mexique avait connu quelques problèmes qui devraient servir d’avertissement.

Les objectifs de Piet Coessens
Dans ce lieu prestigieux, Piet Coessens entend poursuivre les objectifs qui ont présidé à la fondation du Palais des beaux-arts, en maintenant l’équilibre entre les activités de prestige – généralement liées à l’art ancien ou moderne – et les explorations aventureuses dans les méandres de la création contemporaine. Tout cela dans un cadre budgétaire des plus serré. La volonté d’innover et de sortir des attitudes entendues trouve ici sa justification, même si elle correspond aux souhaits de la direction. Les expositions monographiques s’interdisent la coûteuse exhaustivité, parfois pesante, des rétrospectives ; l’art ancien se dévoile là où, à l’instar des jardins de l’âme, on l’attend le moins. On sent que le concept détermine les options, souvent avec bonheur, parfois non sans lourdeur. Loin des grandes consécrations, exclues faute de moyens, les expositions proposées glissent vers l’essai. Certains regretteront les partis pris adoptés – ainsi le caractère anglo-saxon de nombre des "phares" contemporains consacrés dans le droit fil d’une politique instaurée en 1958 lorsque l’Amérique voulait s’imposer comme puissance culturelle à part entière – on se plaira à souligner l’intelligence et l’originalité de certains choix.

Quelques exemples donneront le ton : l’an prochain, l’exposition "I Fiaminghi a Roma", au-delà d’une présentation classique des peintres flamands présents à Rome aux XVIe et XVIIe siècles, soulignera l’importance des échanges entre nations, dans l’affirmation d’une identité culturelle forte. Du passé au présent, l’histoire s’offre non seulement en lecture, mais aussi en modèle d’ouverture. L’idée d’affirmer le dynamisme de la mixité à partir d’un tel sujet a le mérite de l’originalité. Autre initiative, plus spécifique et souvent privée du soutien des médias non spécialisés, les expositions "Antichambre" où des artistes invités confrontent leurs regards sur le monde contemporain. Ouvertes aux jeunes, ces "antichambres" dévoilent cet art "vivant" que le Palais des beaux-arts veut défendre. On retrouve là un travail de laboratoire complémentaire aux grandes manifestations.

C’est sans doute ici que la programmation souffre le plus du manque de moyens. Le coût des expositions allant croissant, l’impératif budgétaire a favorisé un changement d’optique qui privilégie désormais d’autres médias moins onéreux, ou des présentations élargies aux données sociologiques et historiques. "Montage and Modern life" en fut l’exemple réussi. Le risque est cependant grand de voir disparaître le critère de qualité de l’œuvre d’art au profit de sa valeur documentaire ou de sa signification sociologique. Le cas des "Jardins clos de l’âme" s’avère à ce titre révélateur des risques inhérents à cette démarche où l’iconologie l’em­porte sur l’esthétique.

On le voit, les orientations sont multiples et la politique éclatée. Entre ancien, moderne et contemporain, entre monographies et thématiques, entre événements destinés au grand public et manifestations confidentielles, entre Belges et étrangers, entre Europalia, les prix – signalons le prix de la Jeune Peinture qui inaugure une nouvelle formule – et autres foires des antiquaires, la cohérence repose, selon les mots mêmes de Piet Coessens dans "l’ensemble des préoccupations de l’homme pris dans sa dimension existentielle." Une voie large qui réunit, semble-t-il, les manifestations programmées pour 1995 : "I Fiaminghi a Roma", "Roy Lichtenstein" et "L’Art et la Mode".

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°4 du 1 juin 1994, avec le titre suivant : Le Palais des beaux-arts en crise

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