Varese

Comte Panza di Biumo : l’Italie est en dehors du circuit international de la culture

Le collectionneur vient de donner au Musée de Lugano une partie de sa nouvelle collection

Par Alessandro Morandotti · Le Journal des Arts

Le 1 juin 1994 - 1775 mots

Le comte Giuseppe Panza di Biumo est un collectionneur particulièrement dynamique qui ne cesse d’acheter et de vendre. Résidant à Lugano, il vient de donner au Musée cantonal de cette ville cent œuvres de 18 artistes. Le choix d’un musée suisse s’explique par les vives critiques que le collectionneur italien adresse aux institutions de son pays, qu’il juge 'terriblement défaillantes', dans l’entretien que nous publions ci-dessous.

Giuseppe Panza di Biumo en est à sa troisième collection. Les deux premières étaient presque entièrement consacrées à l’art américain. Un premier ensemble d’œuvres liées à l’Expressionnisme abstrait et réalisées entre 1950 et 1960, a été vendu en 1983 au Museum of Contemporary Art, MOCA, de Los Angeles. Une riche section d’Art minimal, surtout centrée sur la fin des années soixante et sur la décennie soixante-dix, a été vendue au Musée Guggenheim de New York en 1990.

Quels sont les motifs qui vous ont conduit à choisir la Suisse comme résidence principale, ou du moins comme lieu de regroupement de votre collection, aujourd’hui entreposée en grande partie dans la zone franche de Chiasso ?
Comte Panza di Biumo : J’ai acquis des œuvres d’art surtout en Amérique, et j’en avais assez de payer 24 % de taxes à l’impor­tation : 19 % d’I.V.A. et 5 % de droits de douane. L’Italie pose aussi trop de problèmes bureaucratiques pour obtenir les autorisations d’importation temporaire, qui imposent des délais limités et prévoient des clauses spéciales très complexes pour en obtenir l’extension. Ces procédures compliquées gênent mes activités de prêteur à long terme aux musées étrangers.
La zone franche de Chiasso me garantit au contraire d’excellentes solutions : aucune taxe douanière, sauf les 6 % que je devrais payer si je voulais installer une œuvre dans ma maison de Lugano, et surtout une plus grande facilité pour prêter des œuvres d’art aux expositions internationales. J’ai élu domicile à Lugano pour avoir aussi une plus grande liberté. Ces dernières années, j’ai été victime de quelques incidents désagréables avec l’État italien, qui m’ont amené à prendre cette décision définitive. Récemment, le Getty Center for the History of Art and the Humanities de Santa Monica a acquis mes archives : il s’agit essentiellement de la correspondance que j’ai entretenue ces quarante dernières années avec les artistes, les galeries et les musées américains, et d’une documentation photographique assez abondante. En un premier temps, ces archives avaient été interdites de sortie, parce que déclarées d’intérêt historique national et préemptables, et il a fallu trois ans pour obtenir la levée de cette interdiction. Celle-ci était absurde, puisque les archives concernent des œuvres d’art américaines qui se trouvent toutes à l’étranger, entre le MOCA de Los Angeles et le Musée Guggenheim de New York. L’étude de l’art américain suscite peu d’intérêt en Italie, alors que ces documents pourront être très utiles aux chercheurs américains.
Du fait des anachronismes de la loi Bottai, qui date de 1939, la première partie de mes collections – celle qui a fini au MOCA – serait aujourd’hui quasiment préemptable et interdite de sortie, avec toutes les restrictions que cela entraîne. Certains de mes tableaux – de Fautrier, de Rothko ou de Kline, par exemple – auraient aujourd’hui environ cinquante ans, âge minimal du déclenchement de l’interdiction : s’ils n’étaient pas déjà à l’étranger depuis dix ans, on pourrait aujourd’hui préempter des œuvres de Kline ou de Rothko – ce qui m’interdirait de les vendre à leur juste valeur, et m’obligerait à les "geler", étant donné qu’aucun musée ni aucun collectionneur ne voudrait les acheter en Italie, alors qu’elles sont très facilement vendables en Amérique. D’un autre côté, il est également décourageant de songer à une donation en Italie et de voir ensuite sa collection reléguée dans un quelconque dépôt !

Quel accord avez-vous conclu avec le Musée cantonal de Lugano ?
Comte Panza di Biumo : J’ai de très bonnes relations avec les musées suisses. Le Musée cantonal de Lugano, dirigé par Manuelina Kahn Rossi, a été le premier musée à s’intéresser aux nouvelles œuvres de ma collection – les acquisitions des sept années écoulées – en les exposant en 1992. Le projet prévoit la donation de 100?œuvres choisies par moi. Une bonne partie a déjà été présentée en 1992, mais il y aussi des nouveautés, et dix-huit artistes représentés. Le musée s’engage à organiser une exposition avec un catalogue, mais je n’exige pas de mon côté une exposition permanente : les responsables du musée apprécieront eux-mêmes les modalités d’exposition. Ce sont des œuvres très nouvelles, et leur connaissance doit être proposée sans hâte : d’abord une exposition et un catalogue, ensuite on verra.

N’y a-t-il pas eu de récents contacts avec l’administration italienne, à votre initiative ou à celle des fonctionnaires des musées et institutions publiques ?
Comte Panza di Biumo : Toutes les œuvres qui sont parties en Amérique ont été auparavant offertes à des villes italiennes, mais elles ont été refusées pour des raisons politiques : "C’est de l’art étranger, disait-on, il y flotte comme un parfum d’impérialisme culturel américain vis-à-vis de l’Italie ; il ne convient pas de s’y intéresser." Pourtant, lorsque j’ai essayé de trouver un accord pour exposer mes collections à Rivoli, dans le Castello de Vigevano, ou à l’Arsenal de Venise, il s’agissait d’une donation en bonne et due forme des œuvres qui sont aujourd’hui au Musée Guggenheim de New York. De la même façon, j’ai offert à la région du Piémont, au tiers du prix que me proposait le MOCA, ma collection historique des années cinquante et soixante – mais tout est tombé à plat. Compte tenu de ces précédents, il m’a donc semblé que tout contact serait désormais inutile.

Quel rôle va jouer votre villa de Varèse dans l’exposition de votre nouvelle collection ?
Comte Panza di Biumo : Je rassemblerai à Varese des œuvres des mêmes artistes. La collection progressera parallèlement à celle qui est en dépôt à Chiasso et au musée de Lugano. J’ai de la place pour présenter 160 à 170 œuvres, que j’importerai avec un permis temporaire. Il ne m’est pas possible de les importer définitivement avec 24 % de taxes. Telle est l’absurdité de la situation italienne : dans tous les autres pays du monde, on ne paye rien, ou une taxe minime de 5 à 7?%.

Pourquoi vendez-vous ou cédez-vous périodiquement vos collections ?
Comte Panza di Biumo : En quarante ans d’activité de collec­tionneur, j’ai acheté plus de 2?000?œuvres et je n’aurais pas pu les exposer toutes. En les offrant à un musée, on a la possibilité de les faire connaître. Pour moi, aller dans un musée et voir de belles œuvres est un plaisir, un enrichissement. Je me sens l’obligation de rendre le bonheur que j’ai eu à posséder une collection d’un certain niveau, en l’offrant à l’admiration du public. Il est clair aussi que mes ressources personnelles sont limitées. J’ai cinq enfants et j’ai envie de continuer à collectionner. Vendre à des musées, même à des conditions spéciales, est un moyen de pouvoir continuer. Être actif : voir ce qui se passe, saisir les occasions que la créativité artistique m’offre et, fort heureusement, ces occasions ne cessent de se présenter.

Vous êtes donc toujours un acheteur actif ?
Comte Panza di Biumo : Mais oui. L’exposition de Lugano, en 1992, correspondait à une situation qui a déjà évolué aujourd’hui. De nouvelles œuvres et de nouveaux artistes ont enrichi ma collection. Nous vivons dans une période où les propositions intéressantes ne manquent pas, spécialement dans cette Amérique qui est le continent qui a toujours attiré mon attention. Je ne pense pas que les œuvres que l’on y crée aujourd’hui soient inférieures à celles réalisées voici vingt ou trente ans, lorsque j’achetais des artistes qui appartiennent maintenant à l’histoire de l’art. En ce moment, j’acquiers aussi quelques artistes européens : non seulement Spalletti, déjà présent dans l’exposition de Lugano, mais aussi Schütte, Kiecol, Ackling, Vercruysse. Mais la plupart sont américains.

Quels sont ceux qui vous attirent le plus ?
Comte Panza di Biumo : L’art monochrome est aujourd’hui très vivant en Amérique : je pense à des artistes comme Lawrence Carroll, Roy Thurston, Stuart Arends. Mais on trouve aussi des expressions intéressantes appliquées à un art "organique", ou plutôt à un art qui s’inspire des formes de la vie et non des formes intellectuelles de la géométrie, ce qui a été le cas pour l’Art minimal des années soixante et soixante-dix. Mentionnons peut-être, au premier rang, Robert Therrien, Peter Shelton, Martin Puryear. Ce sont les deux "filons" que je suis. Un autre, fort intéressant aussi, est celui qui s’attache à l’objet de petites dimensions, mais réalisé avec une extrême finesse et un grand soin du détail. Je songe à des artistes comme Robert Thiemann ou Carol Seborovsky. Dans les années soixante et soixante-dix, on a assisté à la production de quelques-unes des œuvres les plus grandes, au sens physique du terme ; ces artistes font le contraire. Ils se concentrent sur l’explosion de la forme et contredisent surtout, par l’unicité de leurs petites œuvres, la tendance dominante de la société moderne à faire des objets simples et répétitifs parce que duplicables en série.

Voyez-vous, en Italie, un musée, une galerie ou une institution qui puisse devenir un catalyseur pour les collectionneurs ou pour les artistes nouveaux ?
Comte Panza di Biumo : En Italie, ce rôle est joué par les galeries. Les musées d’art contemporain sont presque inexistants. Il y a bien ces deux miracles, Rivoli et Prato. Mais ces institutions ne peuvent pas faire du travail très efficace, parce qu’elles ont peu de moyens, et de grandes difficultés pour continuer. On fait beaucoup d’expositions publiques, mais fort peu de vraiment utiles. Des pays comme la France, l’Allemagne et même l’Espagne sont bien plus avancés que nous. Notre pays est complètement en dehors du circuit international de la culture. Les individualités ne manquent pourtant pas : nous avons d’excellents jeunes critiques, et des artistes très intéressants, mais les institutions sont terriblement défaillantes. On pénalise les collectionneurs privés, alors que les rares éléments d’art moderne intéressants dans nos musées sont précisément des dons de ces mêmes collectionneurs. L’État italien ne sait pas être collectionneur. Il suffit de penser à la Galerie d’Art moderne de Rome ou à celle de Milan, qui regorgent d’œuvres rarement dignes d’être exposées. La raison est simple. Une grande partie de la sélection a été faite pour des raisons politiques : d’abord les artistes fascistes qui devaient être récompensés pour leur fidélité au régime ; puis sont venus les amis des démocrates, qui devaient être couronnés parce qu’ils étaient démocrates. Tous ces dépôts pourraient brûler tranquillement sans que l’histoire de l’art en soit particulièrement affectée.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°4 du 1 juin 1994, avec le titre suivant : Comte Panza di Biumo : l’Italie est en dehors du circuit international de la culture

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