Russie : l’art et le crime organisé

Deux marchands d’icônes assassinés à Berlin

Les services secrets russes affirment que le trafic d’art est pris en main par le crime organisé

Le Journal des Arts

Le 1 juin 1994 - 733 mots

Deux marchands d’art russe installés à Berlin ont été tués en quelque mois : Vitali Letchovsky, antiquaire, le 3 décembre 1993 ; Abraham Glezer, marchand d’icônes, le 24 janvier 1994. L’énigme de ces deux meurtres pourrait bien avoir été résolue avec l’arrestation, le mois dernier, d’un trafiquant russe de quarante-trois ans, Vladimir Svintkovsky, installé en Allemagne depuis 1991.

MOSCOU - Selon la police de Berlin, qui travaille en liaison étroite avec son homologue moscovite, Svintkovsky agissait seul et ne travaillait pas en liaison avec la Mafia russe. En perquisitionnant dans sa maison de Berlin, la police a trouvé 107 icônes (d’une valeur globale de plus d’un million de marks, – soit 3 millions et demi de francs), parmi lesquelles onze des soixante-dix œuvres dérobées dans la boutique de Glezer lors de son assassinat.

Ces crimes se rattachent au cadre plus large du trafic illégal de biens culturels qui sévit en Russie. L’exportation illicite d’œuvres d’art est, selon les experts, la deuxième source de profits criminels du pays, immédiatement après le trafic de drogue. Ces cinq dernières années ont connu une recrudescence constante du nombre de délits de cette catégorie : de 365 en 1989, le chiffre est passé à 4 796 en 1993. Cette augmentation s’étend à tous les types d’affaires : le nombre des malversations a été multiplié par dix ; le vol des biens privés, par seize ; le pillage dans les musées, les expositions et les institutions religieuses, par vingt-huit !

L’une des caractéristiques de ce phénomène est l’implication du crime organisé, qui intervient dans 94 à 96 % des cas. On a également constaté un accroissement marqué des vols "sur commande". Il est intéressant de noter que le niveau d’éducation et de culture des malfaiteurs spécialisés dans l’art est plus élevé que dans les autres branches du crime organisé : 64 % ont eu une formation supérieure (ingénieurs, experts scientifiques, personnel des musées, artistes, restaurateurs, religieux...). Selon les estimations du ministère de l’Intérieur, les dommages de l’année dernière se sont montés à plusieurs milliards de francs). Les chiffres du ministère sont tout aussi déprimants pour les affaires élucidées : 1 842 seulement l’ont été, sur les 4 976 recensées l’année dernière. Il serait plus facile d’expliquer le phénomène par la paresse du ministère, mais les fonctionnaires s’en défendent comme de beaux diables. Avant tout, ils soulignent les défaillances des inventaires d’Etat pour les biens historiques et culturels : 30 % des musées n’ont pas encore achevé de les dresser, et les institutions religieuses ont rarement commencé à s’y mettre. Autre facteur capital : l’inadaptation des dispositifs de sécurité. Seuls 65 % des musées et 11 % des institutions religieuses ont les équipements techniques adéquats. En outre les malfaiteurs sont, à l’occasion, ceux-là même qui sont supposés veiller sur les objets.

Le développement de la contrebande porte les traces indéniables du crime international organisé. Cela est démontré non seulement par le fait que les délits sont commis "sur commande", mais aussi par le fait que la Russie est en train de devenir le maillon d’un réseau international.

Les chiffres de la contrebande ne sont pas très complets, puisqu’ils ne recensent que les affaires où les trafiquants ont échoué. Toutefois, on peut en avoir une idée approximative d’après le nombre des icônes, sujet qui a largement attiré l’attention des médias russes. En 1917, on comptait en Russie quelque quatre-vingts millions d’icônes, dont un quart environ a été détruit durant les persécutions antireligieuses, dans les années vingt et trente ; trente millions ont quitté le pays dans les années quatre-vingts.

Le Service fédéral de contre-espionnage, qui traite de ces affaires, multiplie pourtant ses efforts, à en juger par ses rapports périodiques sur les principaux lots de marchandises interceptés – parfois composés de plusieurs milliers d’objets d’art, comme cette cargaison sous couverture diplomatique transportée par une compagnie de fret française. Selon le directeur du Département des relations publiques du Service, Sergueï Bogdanov, la section de Moscou intercepte à elle seule des lots de vingt à cinquante icônes tous les deux mois.

Les parcours du trafic ne sont pas un secret pour les agents du Service. L’un des plus courants va de Russie en Pologne, puis en Hongrie – où la marchandise bon marché est débarquée –, puis de là à Berlin, Paris et New York. On connaît également d’autres routes par la Turquie et l’Iran, et des marchés commencent à émerger en Afrique.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°4 du 1 juin 1994, avec le titre suivant : Deux marchands d’icônes assassinés à Berlin

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