Autour de l’exposition Memling

De la Flandre à l’Italie, les visages contradictoires de l’humanisme

Un ouvrage, complément obligé des études de Friedländer ou de Panofsky

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1994 - 777 mots

Depuis le XIXe siècle, la découverte des Primitifs flamands s’est opérée au rythme de révisions et de mises au point qui trouvèrent en Max Friedländer et en Erwin Panofsky deux phares déterminants. Cette peinture reste encore mal connue en France.

Ainsi, les deux ouvrages de référence que sont De Van Eyck à Breughel de Friedländer (1916) et Les primitifs flamands de Panofsky (1953) ne furent que récemment accessibles en langue française. Encore s’agissait-il de simples traductions sans remise à jour ni introduction critique qui remettrait en perspective des démarches certes essentielles et toujours incontour­nables, mais dont certains détails auraient mérités d’être revus à la lumière de découvertes récentes.

Le livre de Paul Philippot, directeur honoraire du Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels, ICCROM, à Rome, ne se contente pas d’être la traduction d’un essai publié il y a plus de vingt ans en Italie. Il s’agit d’une complète refonte, enrichie de notices biographiques qui complètent sur le plan factuel un ouvrage dont la richesse méthodologique déborde largement le cadre de la seule étude des Primitifs flamands. Par son information, le livre s’impose comme un point de référence obligatoire pour connaître un état de la question – des attributions aux datations – souvent épineux.

L’essai à proprement parler se situe dans le droit prolongement des Friedländer, Pächt et autres Panofsky. Il apporte une contribution essentielle à la compréhension de la peinture flamande. Mêlant iconologie et critique, histoire des mentalités et esthétique, l’auteur se penche sur la peinture des Pays-Bas des XVe et XVIe siècles, de la naissance à la faveur de l’essor de l’Empire bour­guignon jusqu’à la scission qui devait opposer Pays-Bas espagnols et Provinces-Unies acquises à la Réforme. À ce déchirement historique qui s’exprime dans des nuances de sensibilités déjà révélatrices, l’auteur ajoute un second pôle non moins déterminant : l’affirmation progressive de l’humanisme renaissant venu d’Italie face à une culture gothique.

L’analyse de l’espace pictural flamand confrontée à celle des Florentins se révèle à ce titre révélatrice d’antagonismes culturels inconciliables. À la structuration de l’univers selon les principes de la raison humaine, le monde flamand oppose la densité de figures qui sécrètent l’espace selon un mode de relations marqué par l’effusion subjective. Là où le monde italien perçoit la possibilité d’arbitrer de l’extérieur un univers soumis à la volonté humaine, les Flamands opposent une conception symbolique qui fait du réel un discours chiffré, où chaque objet, chaque figure, au-delà de son apparence incarne le mystère divin. Présence symbolique – on parlera d’"iconicité" – et nécessité narrative apparaissent dès lors comme des dimensions contradictoires, que les Flamands doivent sans cesse équilibrer : manifester la présence pure hors du temps ou raconter l’action dans un espace qui l’accueille, et qui, dès lors, doit lui être antérieure.

Crise intellectuelle
Ayant opposé ces modes de perception du monde dans leur dimension symbolique, l’auteur retrace l’évolution de la peinture flamande, du Maître de Flémalle à Hugo Van der Goes, pour préciser la signification de la crise intellectuelle qui éclate à la fin du XVe siècle, lorsque l’anthropocentrisme s’impose à la Flandre gothique, jusque-là réfractaire à l’idéal renaissant. Ballottés entre références italianisantes et tentations maniéristes empreintes d’un expressionnisme tout germanique, les peintres multiplient les citations, sans renoncer à leur culture gothique. Naît ainsi un art de crise déchiré entre ses fondements culturels et les exigences qu’il s’est lui-même forgé au fil du siècle, et qui le poussent vers une nouvelle syntaxe de l’image.

Le mérite de l’auteur tient dans le caractère didactique et méthodique de la démarche. L’exposé, clairement articulé déborde le cadre de la peinture pour souligner, dans l’architecture par exemple, les contradictions inhérentes à une culture qui oscille entre la mise en œuvre de principes universels et l’attachement à des formules nationales, dont l’identité passe par des préoccupations sociales dont, au XVIe siècle, Breughel sera un des exemples marquants. Paul Philippot parvient ainsi au terme de son exposé. Il trace, entre Nord et Sud, une ligne de partage qui n’est pas seulement confessionnelle et historique, mais aussi culturelle.

L’essai, d’une rigueur et d’une clarté remarquables, s’impose comme le complément obligé des études de Friedländer ou de Panofsky et comme une clé pour comprendre la culture flamande. Il offre un modèle d’analyse iconologique qui ne renonce jamais au dialogue serré avec l’image. Paul Philippot livre un livre qui fera date, la quintessence de quarante années de recherches, enrichies aux sources les plus diverses de la pensée. Un livre précieux qui accompagnera ceux qui au fil de l’exposition Memling (lire également page 8) voudront percer «le mystère des Flamands».

Paul Philippot, La peinture dans les anciens Pays-Bas, Paris, Flammarion, collection «Idées et Recherches», 300 illustrations, 450 francs.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°5 du 1 juillet 1994, avec le titre suivant : De la Flandre à l’Italie, les visages contradictoires de l’humanisme

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