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Chronique

Ce que l’image nous dit (et comment elle le fait)

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 26 mai 2010 - 639 mots

Dans un monde où nous sommes cernés de toute part par les images, exploration des pistes ouvertes par les penseurs ou les artistes.

« Les raisons pour lesquelles on crée des images sont très différentes dans des sociétés différentes. […] L’image évolue, mais l’écologie, le contexte social, agit en retour sur les raisons pour lesquelles on les fait », rappelle Ernst Gombrich dans sa conversation avec Didier Eribon (Ce que l’image nous dit), sorte d’autoportrait parlé, réédité en poche.

L’historien y témoigne aussi, bien qu’il affirme son goût personnel pour le cinéma, de son impuissance à intégrer ce médium dans son histoire (p. 102). L’image mobile est exclue, comme si celle-ci excédait à la méthode Gombrich ; elle est seulement évoquée par touches dans ce dialogue, entre psychophysiologie de la perception et grands traits d’histoire de la culture. Chez Gombrich, l’histoire de l’art demeure une chose séparée, là où l’orientation anthropologique dans la réflexion sur l’image – comme Hans Belting la revendique ou comme, différemment, Georges Didi-Huberman la pratique – ouvre à la complexité et la variété de ce qui fait image, et de ce que fait l’image dans ses manifestations multiples, dans son écologie contemporaine. Patrice Maniglier procède dans la Perspective du diable à l’inverse de Gombrich.

En philosophe, il part d’une œuvre, une seule, pour rebâtir une thèse sur le monde, pour développer, dira-t-il, ce « vieux problème philosophique concernant les relations entre représentation et réalité, qui [lui] semblent recouper de manière profonde certaines questions fondamentales sur la nature de l’espace » (p. 152). Il prend ici en compte l’« image-mouvement » du cinéma à partir d’une installation signée par deux jeunes artistes sous le nom de « DN ».

Cette œuvre reconstitue la volumétrie, accessible au visiteur, de l’appartement de l’héroïne du film de Polanski Rosemary’s Baby, et restitue cet espace par un dispositif de caméras élaboré en référence au film. Le livre consiste donc en « aventures spéculatives de la perspective » (p. 10) parfois pointues, dans une filiation bergsonienne-deleuzienne, réflexions ouvertes sur l’histoire de l’art bien qu’ancrées avec scrupule sur l’installation. Le paradigme perspectif est pris entre perception, réalités virtuelles, architecture et architecture des idées, tandis que le parcours tente de nouer un rapport au réel entre art et philosophie : l’entreprise est ambitieuse.

« Embrayeurs impurs »
La même nouvelle collection, « Constructions », coéditée avec Actes Sud à l’initiative de l’école d’art de la Villa Arson, à Nice, affirme sa ligne de « philosophie appliquée » en publiant simultanément Faux raccords, la coexistence des images de Elie During. Normalien lui aussi qui aime à se donner des « embrayeurs impurs » dans la veine d’une pop’philosophie. Cinéma (de Vertigo à Matrix), art (de Marcel Duchamp à Dan Graham), télévision : les articles rassemblés ici visent à caractériser l’espace-temps contemporain, fait de simultanéité, de lieu et d’image que l’expérience de la vie, des technologies et certaines œuvres transforment en milieu aux dimensions et aux échelles multiples, théâtre d’un montage permanent et impossible de temps et d’espace. Un vertige, qui prend d’ailleurs parfois le lecteur dans sa lecture. CQFD.

Avec son Pays supplémentaire, Pascale Cassagnau donne corps à ce théâtre, en parcourant ces mondes en plus que sont les médias technologiques, du cinéma aux réseaux électroniques. Artistes, œuvres, techniques, systèmes, notations et analyses s’y bousculent pour dessiner plus qu’un paysage (comme on a pu parler du « PAF ») : une sphère et des modalités de la connaissance où l’image, même si elle est partout, n’est plus au centre, cernée de dispositifs dont la télévision demeure un paradigme central. La démonstration par l’exemple entreprise ici fait apparaître de quelle façon les artistes – plasticiens, réalisateurs, écrivains – taillent des routes dans cette jungle, entretenant souvent de l’intérieur cette distance qui permet de jouer avec le feu. Ainsi en va-t-il de l’écologie des images aujourd’hui.

Ernst Gombrich, Didier Eribon, Ce que l’image nous dit, paru en 1991/rééd. 2010, éd. Arléa, coll. « Arléa-Poche » n° 159, 240 p., 9 euros, ISBN 978-2-86959-897-3.

Hans Belting, Pour une anthropologie des images, 2001 ; 2004, éd. Gallimard, coll. « Le temps des images », trad. de l’allemand par Jean Torrent, illustré, 346 p., 35 euros, ISBN 978-2-07076-799-1.

Pascale Cassagnau, Un pays supplémentaire, la création contemporaine dans l’architecture des médias, 2010, éd. École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, coll. « D’art en questions », 384 p., 20 euros, ISBN 978-2-84056-325-9.

Patrice Maniglier, La perspective du diable, figuration de l’espace et philosophie, 2010, coéd. Actes Sud, Arles/Villa Arson, Nice, coll. « Constructions », 208 p., 19 euros, ISBN 978-2-7427-8952-8.

Elie During, Faux raccords, la coexistence des images, 2010, coéd. Actes Sud, Arles/Villa Arson, Nice, coll. « Constructions », 208 p., 19 euros, ISBN 978-2-7427-8952-8.

Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position (L’œil de l’histoire I), 2009, éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », illustré, 272 p, 22,50 euros, ISBN 978-2-70732-037-7.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°326 du 28 mai 2010, avec le titre suivant : Ce que l’image nous dit (et comment elle le fait)

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