Ventes aux enchères

Monopole des commissaires-priseurs

L’art de scier la branche…

Une course à l’irresponsabilité ?

Par Jean Chatelain · Le Journal des Arts

Le 1 septembre 1994 - 2197 mots

L’entretien publié par le JdA (n°3, mai), dans lequel le ministre Jacques Toubon affirmait que "l’ouverture du marché français était inéluctable" et que l’installation de sociétés commerciales était "favorable" à ce marché a relancé le débat sur le monopole des commissaires-priseurs. Nous publions aujourd’hui un article du professeur Jean Chatelain, ancien directeur des Musées de France, qui constate "une course à l’irresponsabilité" et s’interroge sur "le maintien d’un système proprement français des ventes publiques". Ce texte, sans passion mais sans concession, apporte de nouveaux éléments à la discussion, que le JdA souhaite poursuivre.

PARIS - L’évolution de l’Europe communautaire amène à remettre en question de façon plus ou moins pressante le régime des ventes publiques d’objets d’art en France. Alors que celles-ci sont partout ailleurs organisées par des entreprises commerciales soumises à la concurrence, elles restent en France réservées, au moins dans toutes les villes de quelque importance, à des officiers ministériels, les commissaires-priseurs, nommés et contrôlés par l’État, soumis à un statut contraignant, mais bénéficiaires d’un monopole qui limite la concurrence entre eux et exclut totalement celle, sur le territoire français, des entreprises commerciales des autres pays membres de l’Europe unie.

Un décret 90.1210 du 21 décembre 1990 permet aux ressortissants des États membres de l’Europe unie de postuler à une nomination de commissaire-priseur en France. Mais cette disposition ne change en rien le système actuel du monopole. Le ressortissant communautaire bénéficiaire d’une nomination en France jouira du monopole dans les mêmes conditions que ses collègues français – et les entreprises de ventes publiques extérieures à la France ne pourront pas plus y exercer leurs activités.

Ce particularisme reste-t-il acceptable, ou l’ouverture sur l’Europe est-elle inéluctable, comme vient de l’assurer le ministre de la Culture et de la Francophonie, Jacques Toubon, dans un entretien accordé au Journal des Arts (n°3, Mai 1994) ?

On veut apporter quelques arguments en faveur de cette ouverture. On laissera de côté des arguments très accessoires de défense du monopole actuel : ainsi il est digne de respect parce que très ancien, mais c’est aussi une raison valable pour prévoir sa mort ; sa suppression exigerait d’accorder des indemnités à ses bénéficiaires, mais cela ne paraît pas être un tel problème financier ; ou encore le délai français de recours en annulation des ventes est plus long en France qu’ailleurs, mais cela résulte de l’article 1304 du Code civil et n’a rien à voir avec le statut des ventes publiques.

Pour s’en tenir à l’essentiel, on examinera d’une part les garanties particulières qui semblent en première analyse résulter du système français et, d’autre part, l’affaiblissement progressif de la responsabilité des commissaires-priseurs.

Les garanties résultant du système français actuel
Mises volontiers en avant par les commissaires-priseurs eux-mêmes, elles ont une grande part de réalité. Ainsi, le sérieux de la formation préliminaire au recrutement, la nomination par l’État après un examen approfondi des titres et qualités des candidats (y compris des garanties financières puisqu’une des conditions requises est d’être présenté à l’administration par un prédécesseur en fin de carrière, et que cette faveur se paye) ; un statut précis et détaillé sur les conditions d’exercice de la profession, y compris les honoraires et autres rémunérations ; l’organisation de la corpo­ration en compagnies régionales, chacune dotée d’une chambre de discipline, et toutes coiffées d’une chambre nationale, organe d’expression et de représentation de la profession toute entière. Rien de tout cela n’est négligeable.

Tout cela n’est pas suffisant cependant pour démontrer une supériorité indiscutable du système français sur les autres, et il faut se garder de formuler un simple syllogisme : un officier ministériel est par nature même un personnage sans défaut, le commissaire-priseur français est un officier ministériel, donc… Bornons-nous à constater que la réputation des grandes maisons de ventes étrangères n’est pas inférieure à celle des meilleurs offices français.

Il faut donc aller un peu plus loin dans l’examen des faits. Celui-ci amène à constater qu’en France comme ailleurs, la vente aux enchères publiques n’est ni un exercice d’école, ni une réunion de salon. C’est un affrontement d’ambitions contradictoires, nourries par des personnages très divers, amoureux ingénus d’art et d’histoire, marchands sérieux venus y compléter leurs stocks, affairistes de tous bords à la recherche d’un bon placement, d’une spéculation heureuse, voire d’un moyen de blanchir un argent douteux. La présence à la tête de la vente d’un officier ministériel est-elle suffisante pour y faire régner l’ordre et la clarté, ou les contraintes et les tentations de ce marché particulier ne sont-elles pas telles qu’elles l’amènent aux mêmes pratiques que partout ailleurs ? On est fort porté à le croire.

Les enchères sont publiques, certes, mais on peut enchérir par un signe convenu, hochement de tête, clin d’œil, ou par un collaborateur porteur d’un mandat supposé, ou d’un ordre venu par téléphone d’Honolulu ou de Valparaiso ; les mises à prix sont annoncées clairement, mais elles sont souvent doublées d’un prix de réserve qui, lui, ne l’est pas. C’est une rouerie commerciale admise partout, mais un officier ministériel peut-il être roué comme un simple commerçant ?

Il y a plus : les pressions sur certains pour les empêcher d’enchérir, les coalitions occultes, les enchères fictives portées par des comparses, les "révisions" officieuses qui suivent l’adjudication officielle. Tout cela sans doute est interdit, et le commissaire-priseur doit veiller à l’empêcher, mais y parvient-il toujours ? Certainement pas, puisqu’il arrive, de temps à autre, que des coupables soient sanctionnés, y compris quelquefois des commissaires-priseurs eux-mêmes.

Bref, on conclura sur ce premier point que les passions des hommes étant les mêmes partout, la seule présence d’un officier ministériel à la tête de la vente ne suffit pas à empêcher des pratiques sans doute inévitables. Et peut-être même le caractère officiel du commissaire-priseur rend-il plus difficile qu’ailleurs la sanction de certaines déviations, puisqu’en raison de son caractère officiel, son procès verbal "fait foi", et ne peut être contesté que beaucoup plus difficilement que de simples écritures commerciales.

L’affaiblissement progressif des responsabilités des commissaires-priseurs dans le système français
Le privilège constitué par le monopole accordé aux commissaires-priseurs est naturellement compensé par des obligations précises, sanctionnées par un système de responsabilités diverses, disciplinaire, civile, voire pénale. Le commissaire-priseur doit veiller à la bonne organisation de la vente, à la garde attentive des objets à lui confiés, à la remise de ces objets à l’adjudicataire, au paiement du prix au vendeur. Tout ceci existe mais ne dépasse pas les obligations qui pèsent sur tout marchand ou intermédiaire. Le point essentiel est cependant l’importance que prend dans la vente publique la description, la présentation de l’objet, qui permet au vendeur de penser qu’il a vendu à un bon prix, et à l’acheteur qu’il en a eu pour son argent.

Or c’est sur ce point que le système français présente une faille. L’article 1er de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative au statut des commissaires-priseurs précise "qu’il ne peut se livrer à aucun commerce en son nom, pour le compte d’autrui, ou sous le nom d’autrui…". Le commissaire-priseur n’est pas commerçant, et donc il n’est pas partie à la vente publique, il l’organise et il la mène à son terme, mais une fois l’adjudication proclamée, c’est-à-dire la vente conclue, elle n’est plus qu’une vente comme toute autre, qui établit un lien direct entre le vendeur et l’acheteur. Si donc un litige survient sur le point essentiel de la qualité de la chose vendue, il naît entre ces deux parties ; commissaire-priseur et expert y restent étrangers. Une affaire très célèbre, celle du "Poussin", fournit un exemple parfait des conséquences étranges qui s’ensuivent.

Les propriétaires privés d’un tableau qu’ils croyaient jusque-là être un Poussin, décident de le mettre en vente. Le commissaire-priseur et l’expert consultés, tous deux de grande réputation, leur assurent que ce n’est rien : une vague toile d’un Italien sans doute… Ils le mettent en vente à 1 500 francs. Il est adjugé à un marchand à 2 200 francs, immédiatement préempté par Le Louvre, qui proclame très vite que c’est bien un Poussin. Recours en annulation de la vente formé par le vendeur. Plus de quinze ans de procès, en première instance, en cour d’appel, en cassation. Finalement la vente est annulée, le tableau revient au vendeur, qui le revend quelque temps plus tard pour huit millions de francs.

Le tout a suscité des dizaines de pages de décisions successives, et plus encore de commentaires. On n’en retiendra ici que deux points : le premier est le caractère presque surréaliste des argumentations en présence. Partant de cette conception que la vente aux enchères ne diffère pas d’une autre, on va s’épuiser à analyser les volontés du vendeur et de l’acheteur, pour savoir s’il y a eu accord véritable entre l’un qui mettait en vente un tableau à 1 500 francs, et l’autre qui avait très vite proclamé que c’était un Poussin, pour conclure que cet accord n’avait pas réellement existé. Bien sûr, c’était par la faute du commissaire-priseur et de l’expert que le vendeur s’était aussi lourdement trompé, mais puisqu’ils sortent de scène une fois l’adjudication prononcée, il n’y avait pas à s’en occuper davantage.

D’où le deuxième point : la décision très claire : la vente est annulée, le tableau retourne au vendeur, les 2 200 francs du prix sont restitués à l’acheteur, c’est-à-dire à l’État préempteur. Tout le monde a retrouvé sa mise ; il n’y a donc plus de préjudice pour quiconque, et commissaire-priseur et expert sont "mis hors de cause".
L’arrêt du Poussin, qui fera jurisprudence pour d’autres affaires, constitue donc la condamnation judiciaire la plus éclatante de ce résultat paradoxal : la dignité officielle du commissaire français aboutit à ce résultat qu’il est irresponsable des erreurs commises par lui sur un point essentiel : la qualité de l’objet mis en vente.

La corporation ne s’en est pas tenue là. Il existait depuis 1956 un décret du 21 novembre, portant sur le tarif des commissaires-priseurs. Son article 23 précisait "les indications portées au catalogue (d’une vente publique) engagent la responsabilité solidaire de l’expert et du commissaire-priseur". Cette précision n’était pas inutile car, en France, l’expert n’est pas un salarié du commissaire-priseur et en reste juridiquement indépendant. En 1985, les représentants des commissaires-priseurs ont obtenu de la Chancellerie le remplacement d’un décret de 1956 par un décret n° 85382 du 23 mars, qui a purement et simplement fait disparaître cet article 23. Si donc un mauvais esprit s’avisait, en cas d’erreur lourde du catalogue, de mettre en cause le commissaire-priseur lui-même, plutôt que de demander l’annulation de la vente, il serait débouté, la responsabilité de l’erreur étant rejetée sur l’expert qui a signé le catalogue. Plusieurs jugements en ont déjà décidé ainsi.

Cette course à l’irresponsabilité n’est cependant pas terminée. On a dit qu’une des obligations précises des commissaires-priseurs était d’assurer au vendeur le paiement du prix de l’objet adjugé (après soustraction normale des frais et honoraires dus au commissaire-priseur). Comme l’usage s’est introduit de rechercher la clientèle des grandes ventes sur toute l’étendue de la terre, il arrive qu’on adjuge sur la foi de télex ou autres procédés, des objets à des acheteurs lointains qui paient par des chèques sur des banques incertaines. La Chambre parisienne vient donc de recommander à ses membres d’apposer sur la "réquisition", c’est-à-dire le mandat par lequel un client les charge de vendre un objet, la mention : "le commissaire-priseur sera tenu de payer le vendeur lorsqu’il aura été réglé par l’adjudicataire".

Bien que présentée sous la forme bénigne d’une recommandation interne, il s’agit bel et bien de faire disparaître une garantie essentielle pour les vendeurs en vente publique, dont l’importance a été maintes fois soulignée par les publications corporatives. Actuel­lement, c’est du commissaire-priseur, personnage officiel, mandataire obligatoire mais librement choisi, et à première vue solvable, que ces vendeurs reçoivent le prix de l’objet vendu. Si, par une défaillance peu probable, ce commissaire-priseur ne s’acquittait pas de cette obligation, la bourse commune de laquelle il dépend se substituerait à lui. C’est cela que met en cause cette proposition.

Il s’agit donc d’une réforme importante, ce qui amène d’ailleurs à nourrir de sérieuses hésitations sur la valeur juridique de la recommandation elle-même. On ne peut s’y arrêter ici, mais on doit souligner que cette proposition, émanant de la Compagnie régionale de loin la plus importante et la plus représentative de la profession toute entière, fournit, sans que ses auteurs semblent s’en être inquiétés, un nouvel argument contre le maintien actuel du régime français des ventes publiques d’objets en France. En dehors même de toute réglementation européenne, un privilège – et le monopole en est un – ne se justifie que s’il est équilibré par des obligations imposées à ses bénéficiaires, et tout affaiblissement des unes amène à mettre en cause la validité de l’autre.

En affaiblissant leur obligation de régler au vendeur le prix de l’objet vendu, les commissaires-priseurs français ne se comportent-ils pas, à dessein d’échapper aux risques qu’ils ont eux-mêmes suscités en recherchant les enchères d’acheteurs lointains et parfois douteux, comme des gribouilles qui scient eux-mêmes la branche sur laquelle ils sont assis ? Et n’est-il pas temps de mettre fin à leurs craintes et leurs hésitations, en mettant fin à un régime proprement français des ventes publiques mobilières ?

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°6 du 1 septembre 1994, avec le titre suivant : L’art de scier la branche…

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