Croatie

Un entretien avec Mme Vesna Girardi-Jurkic, ministre de la Culture et de l’Éducation

"Des centaines de milliers d’œuvres et d’objets d’art détruits"

Par Djurdja Depierris · Le Journal des Arts

Le 1 septembre 1994 - 2142 mots

La Croatie et tout particulièrement Dubrovnik, ville inscrite sur la liste du Patrimoine mondial, auraient dû bénéficier de l’aide et de la protection internationale dès 1991. Or peu de mesures concrètes ont été prises. Sans attendre une aide extérieure, qui lui serait pourtant d’un grand secours, la Croatie tente de relever le défi de la reconstruction avec de faibles moyens. "Nous continuons à travailler seuls", constate Mme Girardi-Jurkic.

L’entretien accordé au Journal des Arts par le ministre de la Culture, n’a d’autre souci que d’alerter l’opinion. La plupart des structures urbaines et rurales classées, les architectures sacrées, les trésors culturels dans leur ensemble, ont été exposés à des destructions systématiques et doivent être restaurés.

"Madame le Ministre, pourriez-vous nous dire ce que représentent, pour le patrimoine culturel les dommages causés par la guerre ? Que peut envisager votre ministère pour la restauration des monuments détruits ?

Je sais que le coût des dommages est immense par rapport à ce que l’on peut obtenir du budget de l’État, au cours de cette année et pour les 20 ans à venir. Si nous comptons environ 1 200 monuments détruits, 300 agglomérations, 33 musées, 22 dépôts d’archives, 20 bibliothèques, et évaluons la moyenne des biens de chaque musée en nous fondant sur le musée de Vukovar, qui possédait plus de 150 000 objets d’art – et que dire d’une bibliothèque comme celle de Vinkovici qui possédait 80 000 ouvrages – nous en arrivons à plusieurs centaines de milliers de biens culturels anéantis. À Slano, près de Dubrovnik, soixante-dix-huit peintures de maîtres de la Renaissance et du Baroque que contenaient l’église et le couvent ont été détruites. Il s’agit là d’une perte inestimable. Nombre de monuments ont été évacués, leur contenu se trouve aujourd’hui dispersé en plusieurs lieux tenus secrets – caves de vieux châteaux, de vieilles maisons –, où l’on ne peut assurer aux objets de bonnes conditions de conservation thermique, car nous n’avons pas d’endroit adéquat
où les entreposer. Ainsi, s’ils sont protégés des bombardements, les mauvaises conditions de conservation et le temps feront ce que la guerre n’a pas fait.

Que pouvez-vous faire ?

Avant la guerre, un grand nombre de monuments ou d’objets étaient déjà mal restaurés et mal protégés. Que dire maintenant... Avec l’aide de la Bavière, nous avons mis sur pied un atelier de restauration à Ludbreg. Nous avons l’intention d’en faire un autre à Osijek. Nous avons commencé à travailler aussi à Dubrovnik, où l’atelier se trouve à l’intérieur du couvent des franciscains. Des gens de grande qualité, trop peu nombreux hélas, travaillent à l’Institut de restauration de Croatie. Et même si nous réussissons à faire restaurer une petite partie des œuvres d’art, nous n’avons plus d’endroits où les abriter. Les édifices sont détruits, et nos musées préservés sont déjà pleins.
Nous avons besoin de récupérer les régions occupées, car c’est dans les territoires de Krajina et de Slavonie que se trouvent les bâtiments détruits. Nous pourrons reconstruire les musées, bâtir de nouvelles galeries et faire revenir les collections qui ont survécu. Les objets d’art, – comme les exilés et les réfugiés –, doivent retrouver leurs régions d’origine.

Cherchez-vous, dans le domaine de la restauration, l’aide de pays étrangers ?

Nous avons eu des pourparlers, dès le début de la guerre, avec des délégations, après les bombardements de Dubrovnik et de Slavonie : avec l’Autriche, mais l’aide n’est pas venue ; avec la Hongrie, mais nous n’avons pas pu nous engager pleinement, car la Baranja était occupée. Nous avons voulu restaurer en priorité les vitraux de la cathédrale Saint-Paul de la ville d’Osijek ; nous étions prêts à financer en partie, mais ces accords n’ont pas abouti. Il y eut ensuite des pourparlers avec l’Ukraine, avec la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie, où il existe des écoles de restauration. Mais ce sont des pays pauvres, et nous devons assumer les frais de séjour de leurs techniciens.
Il n’existe pas encore de protocoles d’accord de coopération culturelle, scientifique et technique avec la France et l’Italie. Nous les préparons. Mais cela dépend des autorités compétentes des États. La seule aide concrète nous vient de la Fondation l’Arche, dirigée par la baronne von Thyssen : une équipe travaille au couvent des franciscains de Dubrovnik à la restauration d’une partie de toiles et de sculptures en bois. Certaines seront transférées à Lugano pour y être restaurées, puis elles seront exposées en Europe. Mais il a fallu trois ans pour réunir les commissions croato-suisse-italiennes.
Nous projetons d’organiser à Dubrovnik un grand centre de restauration. Ce qui existe n’en est que l’embryon, aménagé avec nos propres moyens. Nous souhaiterions ensuite fonder une école de tailleurs de pierre à Dubrovnik et commencer la restauration des bâtiments. Parallèlement, nous restaurerons le patrimoine mobilier, les objets d’art, bois et textile. Dans le cadre du réaménagement de la cité fortifiée d’Osijek, nous avons essayé de constituer un autre centre de restauration. Mais le centre manque de moyens financiers ; une aide de l’extérieur est nécessaire et nous espérons l’obtenir.

Alors que Dubrovnik était bombardée par les troupes serbes et monténégrines dès les premiers jours d’octobre 1991, il aura fallu attendre fin novembre 1991 pour que l’on signale la présence à Dubrovnik d’émissaires de Federico Mayor, directeur général de l’Unesco. Or, Dubrovnik figure sur la liste du patrimoine mondial et sur celle des cent sites historiques du patrimoine méditerranéen. Que pensez-vous de cette réaction tardive de l’Unesco ?

Dès le commencement de la guerre et les premiers dégâts causés à notre patrimoine par les bombardements, plus particulièrement à la coupole de pierre de la cathédrale de Sibenik, ainsi qu’aux palais Renaissance de Dubrovnik, le ministère de la Culture a immédiatement adressé des appels à l’Unesco. Je peux vous affirmer qu’il y a eu des appels répétés. M. Federico Mayor a envoyé en Croatie, après un certain temps, son secrétaire M. Janicot. J’étais présente lorsqu’il a rencontré M. Pavletié, alors ministre de la Culture. Nous lui avons fait remarquer qu’il arrivait avec retard et lui en avons demandé la raison. Il nous a répondu que ce délai était normal, et qu’ils avaient réagi plutôt vite car ils venaient en automne alors que la guerre avait éclaté le 13 août.
Les problèmes administratifs en étaient la cause. Nous avons accepté ces raisons, mais, pour nous, chaque jour était terrible. Les rapports qui nous parvenaient tous les jours au ministère chiffraient les dommages, montant de 10, 20, 30, à 100 %. J’étais chargée de ce travail ; ces dégâts provoquaient en nous de véritables chocs. Une commission, dirigée par M. Kaiser, est venue et s’est trouvée à Dubrovnik pendant les plus violentes destructions. Elle logeait à l’Institut pour la protection du patrimoine ; tous ses membres ont montré un très grand courage pendant les bombardements et les attaques. Mme Gisèle Yvert, spécialiste du travail de la pierre, est arrivée plus tard. Elle a organisé l’aide de l’Unesco pour la réfection des toits, et a fait venir les tuiles nécessaires, ce qui a coûté environ 250 000 francs. Entre-temps, j’ai été nommée ministre de la Culture et de l’Éducation et je suis allée à Paris remettre les statistiques complètes à M. Federico Mayor.
Il m’a promis qu’il interviendrait pour la reconstruction des écoles et la restauration du patrimoine, mais, pour l’instant, on en est resté là, et nous sommes déjà en 1994. Une commission d’experts de l’Unesco a été établie. Ces experts doivent faire des analyses, suivre les travaux de restauration, dont presque tous les frais – comme ceux de tous les spécialistes – sont à la charge de la Croatie. Ils forment une équipe internationale de contrôle, mais nous continuons à travailler seuls. Les donations et les aides que nous recevons proviennent toujours d’initiatives privées, en majorité d’Italie, un peu d’Allemagne. Pour la fabrication des tuiles rondes pour les toits de Dubrovnik, nous avons réactivé notre tuilerie de Bedekovcina. Nous avons, pour cela, été obligés de réorienter notre industrie dans le sens de la reconstruction.

Qu’avez-vous pu faire pour les sites historiques – Sibenik, Osijek, Zadar –, qui ont aussi subi les bombardements serbes ? Et Vukovar ?

Le groupe d’experts de l’Unesco et du Conseil de l’Europe, qui devait donner son avis sur la restauration de la coupole de la cathédrale Renaissance de Sibenik, a constaté que cette coupole a été conçue selon une technique unique, qui créée un équilibre de forces exceptionnel. Ils n’ont pu trouver de modèle type pour s’y référer ; les dalles de pierre, détruites par le bombardement, sont jointes sans aucun mortier. Les experts ne savent pas encore s’il vaut mieux obturer avec un autre matériau, ou changer la dalle, ce qui, en la descellant, pourrait entraîner l’écroulement de la coupole ; et personne ne saurait comment la restaurer. Mais, entre-temps, la pluie s’infiltre dans la cathédrale.
Quant à la cité fortifiée d’Osijek, sur les 108 bâtiments qui la constituent, 107 ont été touchés par les bombardements. N’est-ce pas tout dire ? Or il s’agit d’une très belle cité du XVIe siècle, dont l’architecte était espagnol. Nous envisageons de la transformer en centre muséographique universitaire et en dépôt d’archives. Quelque chose de semblable a été réalisé à Alcalá en Espagne, que j’ai visité. Mais, à Alcalá, l’État n’a aucun rôle. Ces immeubles appartiennent à des particuliers et, grâce au commerce, ils peuvent se procurer l’argent nécessaire à l’entretien et la restauration. Dans le cadre de nos lois actuelles, nous ne pouvons pas le faire, ni mettre en vente, par exemple, la cité. Il nous faut trouver une autre solution.
Quant à Vukovar, son musée municipal de style baroque était abrité dans le château du comte Eltz, dont l’héritier est député à l’Assemblée nationale. Selon la loi de dénationalisation, le château devrait lui être restitué. La démarche a été entreprise avant-guerre, et si Vukovar revient un jour à la Croatie, le comte est prêt à investir dans sa reconstruction.

Quelle est la situation des musées ? La création d’un musée national d’art contemporain s’insère-t-elle dans les grands projets de votre ministère ?

Depuis 1990, la Croatie a donné un statut national à deux musées. Le premier est le Musée de l’histoire croate, créé par la fusion du Musée historique de la ville de Zagreb et du Musée de la révolution. Mais ce musée se trouve dans deux bâtiments. Nous voulons les regrouper dans un seul lieu, pour donner un panorama de l’histoire du peuple croate, des origines à nos jours. Et, bien que, juridiquement et financièrement, l’État soit prêt à assumer les frais, ce problème n’a pu être résolu, car nous ne disposons pas d’un lieu d’accueil. Nous sommes contraints d’attendre que Zagreb accepte de céder un bâtiment pour y installer le Musée de l’histoire croate.
Au printemps dernier, la Galerie d’art naïf, dotée elle aussi d’un statut national, est devenue le Musée croate d’art naïf. Étant donné la richesse des collections et le souhait émis par des peintres d’art naïf aussi connus que Lackovic, Rabuzin ou Wecenaj, une loi a été adoptée pour la fondation de ce musée. Un directeur, ainsi qu’un comité de direction, ont été nommés, mais il nous manque les locaux. Les collections se trouvent toujours dans les locaux du Musée d’art contemporain de Zagreb. On peut évidemment prétendre que l’État croate, en retirant les collections d’art naïf du contexte de l’art contemporain, détruit ainsi l’intégrité des collections du musée. Mais nous considérons, au contraire, que l’État a le droit et le devoir de donner un statut et un rang national à certaines formes d’activités artistiques, ce qui donne lieu à une grande polémique.
Nous sommes conscients, en tant qu’État jeune et moderne, qu’à côté de nos musées archéologiques qui conservent tout un héritage culturel, il nous faut un Musée national d’art contemporain, car l’art contemporain est l’expression du présent. À mon arrivée au ministère, il y a trois ans, j’étais la première à soutenir ce projet et de fait, dès 1990, la Galerie d’art contemporain de Zagreb a pris le nom de Musée. Ce musée pourrait être installé dans une minoterie abandonnée, mais c’est la ville qui en dispose et elle n’est pas prête à la céder.

Comment souhaiteriez-vous conclure cet entretien ?

En tant que ministre croate de la Culture et de l’Éducation, je suis heureuse de pouvoir accorder un entretien à votre journal, car nous souhaitons établir une coopération avec la France et ses institutions. La tradition d’amitié entre la Croatie et la France est ancienne. L’Institut français de Zagreb est présent en Croatie depuis 1918, et nous sommes, par tradition, liés aux écoles françaises de peinture comme aux écoles littéraires françaises. Nous serions très heureux si nous pouvions réaliser une grande rétrospective du patrimoine culturel croate – de la préhistoire jusqu’à l’art contemporain –, incluant nos œuvres les plus précieuses. Une telle exposition permettrait aux visiteurs de se faire une idée juste de ce qu’est l’identité culturelle croate.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°6 du 1 septembre 1994, avec le titre suivant : Un entretien avec Mme Vesna Girardi-Jurkic, ministre de la Culture et de l’Éducation

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