Art moderne

Whistler vu par Oscar Wilde

Le ten o’clock de M. Whistler

Par Roger Bevan · Le Journal des Arts

Le 1 octobre 1994 - 687 mots

Whistler considérait Oscar Wilde comme son \"ennemi préféré\" après avoir lu les chroniques que l’écrivain avait publié régulièrement à partir de 1885 dans des journaux anglais. Restés inédits en France, ces textes – écrits comme de la \"conversation continuée\" – sont aujourd’hui publiés par Les Belles Lettres. En voici un extrait.

La nuit dernière, à Prince’s Hall, M. Whistler a fait sa première apparition comme conférencier d’art et, avec une éloquence positivement merveilleuse, disserté plus d’une heure sur l’inutilité des conférences. M. Whistler commença la sienne par un très joli aria préhistorique, où il décrivit comment, à cette époque reculée, chasseurs et guerriers s’en allaient à la guerre et à la chasse, pendant que les artistes restaient à la maison pour leur fabriquer des tasses et des bols. Voyez la gourde : ce furent d’abord de grossières imitations de la nature.

Le sens de la beauté et de la forme se développant, on façonna le premier vase. Suivit une civilisation plus haute, celle de l’architecture et des fauteuils : dessin exquis, motifs délicats, on mit de la beauté dans les objets utiles ; et lorsqu’ils étaient fatigués, chasseurs et guerriers s’allongeaient sur leur couche, et lorsqu’ils avaient soif, ils buvaient à leur coupe, et ils ne craignaient pas de perdre les exquises proportions de l’une ou les délicieux ornements de l’autre. Non contente d’être l’objet de la conférence, cette attitude des Philistins primitifs et anthropophages fut celle que M. Whistler implora son public d’adopter envers l’art.

M. Whistler demeura implacable
L’annonce que, parmi les êtres civilisés, la moindre manifestation de plaisir par le beau constitue une grave impertinence envers les peintres parut consterner, en aucun cas divertir, cette assemblée du meilleur ton qui se remémorait, sans aucun doute, quantité de charmantes invitations à de merveilleux vernissages ; M. Whistler demeura implacable. Avec une aisance charmante et beaucoup de grâce dans l’expression, il expliqua au public que la laideur était la seule chose qu’il devait cultiver, et que tous les espoirs de l’art futur reposaient sur sa constante stupidité. (…)

Il lança ensuite aux archéologues quelques flèches barbelées, rapides et brillantes comme un feu d’artifice : ils passent leur temps à déterminer les lieux de naissance d’inconnus ; ils estiment les œuvres d’art selon leur ancienneté ou leur délabrement ; aux critiques d’art : ils parlent des tableaux comme s’il s’agissait de romans, cherchant à découvrir les clefs ; aux dilettantes en général, et aux amateurs en particulier ; par-dessus tout aux réformateurs de l’habillement, mea culpa ! "Vélasquez n’a-t-il pas peint des crinolines ? Que demandez-vous de plus ?"(…)

Sur la valeur des beaux décors, il va de soi que je m’oppose à M. Whistler. Un artiste n’est pas un fait isolé : le résultat d’un milieu et d’un entourage, il ne peut pas davantage naître d’une nation dépourvue du sens du beau qu’une figue pousser sur une épine, ou une rose fleurir sur un chardon. Qu’un artiste découvre le beau dans l’horrible* est peut-être un lieu commun d’atelier : je m’oppose à ce que l’on condamne des êtres charmants à meubler leurs chambres d’ottomanes magenta et de rideaux bleu Albert, à seule fin de permettre à un peintre d’étudier l’effet des lumières obliques sur les uns et la qualité des autres. Je n’accepte pas davantage la règle que seuls les peintres doivent juger de la peinture. À mon avis, seuls les artistes peuvent juger l’art ; et il y a une grande différence.

Tant qu’un peintre n’est qu’un peintre, il n’a aucun droit à parler d’autre chose que de formats et de teintes, sujets sur lesquels on le contraindra du reste à ne pas s’étendre ; les lois de la création artistique ne lui seront révélées que le jour où il sera devenu un artiste. (…)

N’importe comment, je n’apprécierais pas de conférence où je serais d’accord sur tout, et celle de M. Whistler, la nuit passée, était pareille à tout ce qu’il fait : un chef-d’œuvre. (…)

Car il est à mon avis l’un des plus grands maîtres de la peinture. J’ajouterai que M. Whistler s’accorde avec cet avis.

* En français dans le texte.

Mr Whistler’s Ten O’Clock, Pall Mall Gazette, 21 février 1885 in Aristote à l’heure du thé et autres essais, chroniques inédites en France d’Oscar Wilde, préface et traduction de Charles Dantzig, édition Les Belles Lettres, 304 p., 120 F.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°7 du 1 octobre 1994, avec le titre suivant : Whistler vu par Oscar Wilde

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