Espagne - Musée

Manuel Borja-Villel, directeur du Reina-Sofí­a

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 28 avril 2010 - 1443 mots

MADRID / ESPAGNE

Manuel Borja-Villel, directeur du Centro de Arte Reina-Sofí­a, à Madrid, est en quête d’un nouveau modèle muséal.

L’actuel directeur du Museo Nacional Centro de Arte Reina-Sofía, le musée national espagnol d’art moderne et contemporain de Madrid, ne laisse pas indifférent. Certains considèrent Manuel Borja-Villel comme l’une des rares personnalités à la fois légitimes et intéressantes en Espagne. D’autres lui reprochent sa lecture post-marxiste, un tantinet obsolète, de l’art. « Il est plus nuancé et complexe que ça sur le plan théorique.

Quand il montre Thomas Schütte, Pierre Huyghe ou Jessica Stockholder, c’est bien le signe qu’il a une vision large », défend Lynne Cooke, conservatrice en chef au Musée Reina-Sofía. On peut s’étonner que le discours en apparence subversif de Manuel Borja-Villel n’ait pas effrayé les politiques qui ont longtemps tiré les ficelles du musée madrilène. « Sa grande qualité, c’est l’intrépidité, tout en étant très lucide. Il garde une espèce de juvénilité qu’il sait être l’un de ses atouts », plaide Suzanne Pagé, directrice de la Fondation Louis Vuitton, à Paris. « Manuel avait déjà su travailler avec des politiques au niveau régional et local quand il dirigeait à Barcelone le Macba [le Musée d’art contemporain], poursuit Lynne Cooke.

Il a un certain degré de sophistication dans les négociations que n’avaient pas ses prédécesseurs immédiats au Reina-Sofía. C’est un optimiste pragmatique, qui est persuadé que les changements sont possibles. » Son credo ? Repenser à la fois le musée et le monde.

Le challenge de l’éducation
Ironiquement, c’est au pays du Grand Capital que cet homme pétri de la philosophie de Gramsci, Negri et Castoriadis, a fourbi ses armes pendant près de dix ans. « Il y avait alors à l’université de New York d’excellents étudiants et enseignants, tous intéressés par la critique institutionnelle, les relations à l’espace public, tout ce qui m’a préoccupé par la suite », rappelle-t-il. De retour à Barcelone après quatre ans passés à la Hispanic Society of Arts de New York, il se voit confier la direction de la Fondation Tàpies, l’une des nombreuses structures monographiques de la ville, à l’instar de la Fondation Miró ou du Musée Picasso.

Un format qu’il accepte mais dont il mesure très vite les limites. En affirmant un jour au terme d’une conférence que les musées monographiques sont dépourvus de sens, il signe son départ pour un autre tremplin, le Macba.

Durant son mandat de dix ans, Manuel Borja triple le budget de l’institution, double l’espace d’exposition, et surtout donne au musée une dimension internationale en montrant aussi bien William Kentridge que Martha Rosler. Mais c’est surtout du côté des historiques des années 1960-1970 que semble pencher son cœur, en exposant Vito Acconci, Oyvind Fahlström ou Adrian Piper. L’éducation sera son vrai dada. « On a une vision encore verticale avec une éducation destinée aux familles, mais si vous êtes un père ou mère célibataire qu’y a-t-il pour vous ? L’Espagne n’a pas d’industrie. Pour nous, le challenge, c’est l’éducation et la connaissance, pas juste le spectacle », insiste-t-il. De l’éducation à l’agit-prop il n’y a qu’un pas.

En 2001, à l’occasion de l’exposition « Antagonisms », il explore les relations entre l’art et la politique et ouvre les portes de son musée aux activistes altermondialistes. Ce qui indispose légèrement les édiles barcelonais… Selon Manuel Borja, il faut introduire la société civile au musée. « Il a voulu donner un sens aux choses à un moment où il y avait une manne financière énorme en Espagne et une volonté de poudre aux yeux », reconnaît un observateur local.

« Guernica » désacralisé
En dépit de ses prises de position bien marquées, Manuel Borja devient le chouchou de Barcelone. Pourtant, il abandonne en 2008 une posture confortable pour rejoindre le Reina-Sofía, un musée certes national mais moribond. « Au Macba, j’avais la situation parfaite, la liberté de faire ce que je voulais, confie-t-il. Mais je n’aurais pu que me répéter. Vous êtes alors pris au piège de vos propres limites. J’avais besoin d’aller dans un lieu plus complexe. » Complexe est un faible mot. Car l’institution bridée pendant des lustres par les politiques revient de loin. À chaque changement gouvernemental, la valse des directeurs a été engagée.

La dernière directrice, débarquée aussi facilement qu’elle avait été parachutée, n’avait aucune compétence en matière d’art contemporain. L’écartèlement de l’institution entre quatre bâtiments ne simplifie pas la tâche. La collection elle-même traîne la patte derrière celle des grands musées européens. Si la partie moderne compte quelques chefs-d’œuvre, le pan contemporain reste très pauvre. N’est-il pas trop tard pour bouger les lignes de ce musée endormi, en raccommoder les lacunes ? « Il n’est jamais trop tard, quand vous voyez ce qu’il a accompli depuis son arrivée, indique María Corral, ancienne directrice du Reina-Sofía.

Il est intellectuellement très fort, et il sait convaincre les gens. Il a totalement changé le musée, dans sa manière d’utiliser l’architecture et dans son raccrochage des collections, pour comprendre la complexité du monde, qui n’est pas juste chronologique. » Borja a mélangé les médiums et intégré les films au sein du parcours. Centre nerveux du musée, le tableau Guernica n’est plus traité en Mona Lisa. Il a retrouvé sa charge subversive grâce à l’accrochage voisin de quelques affiches reliques de la guerre civile et à la projection de films d’actualités retraçant cette période. « Il a été critiqué pour avoir désacralisé Guernica, rappelle Jesus Carvillo, en charge du programme éducatif. C’est difficile de ramener l’histoire, la république dans le musée. »

Malgré le poids des réticences, les chiffres lui donnent raison, puisque depuis deux ans la fréquentation du musée a progressé de 30 %. Le féminisme est lui aussi remis à l’honneur. « On a voulu sortir du côté canonique, un nom après l’autre comme dans un mausolée, des noms toujours masculins au demeurant », précise Manuel Borja. Envisageable dans des laboratoires périphériques comme le Macba, son approche de l’art l’est-elle encore dans un grand musée national ? « Son programme à Barcelone était atypique, plus social que politique. Une partie de ce programme pourrait s’adapter au Reina-Sofía », affirme María Corral.

L’axe du Sud
Pour l’intéressé, il s’agit d’injecter une singularité et une alternative, de tisser d’autres narrations pour redéfinir un musée qui ne « soit ni moderne, ni postmoderne ». « C’est un peu le même dilemme qu’avaient les Juifs en Égypte : accepter la religion officielle et en être l’esclave, ou créer un autre Dieu qui en ferait le peuple élu. Nous ne voulons pas d’un système réactionnaire et être un MoMA ou un Guggenheim. Nous ne croyons pas au musée universel, on veut être local, mais pas provincial, on ne pense pas en termes de continent, mais d’archipel », soutient-il. Et d’ajouter : « Les institutions en Espagne sont encore adolescentes, malléables, les structures ne sont pas fixes.

Ce qu’on essaye de faire ici serait impossible en Amérique. » Pour tisser son nouveau modèle, l’homme a adopté un axe : le Sud. Une donnée plus politique que géographique, puisque, dans son esprit, le concept englobe aussi l’Europe de l’Est. Dans la foulée, il a constitué au sein du musée un collectif de chercheurs, le « RED », destiné à plancher sur le sujet.

L’idée n’est pas simplement de collectionner les créations issues de pays du Sud comme l’Amérique latine. « Ce serait une démarche néocolonialiste, balaye-t-il. On veut monter des archives numériques comprenant les collections du Reina-Sofía et d’autres institutions en la matière. » L’optique est aussi de publier régulièrement l’avancée des recherches. Doué pour lever des fonds, Manuel Borja espère enfin créer une fondation comprenant des entreprises. Un vœu qui risque de rester pieux dans une Espagne en crise. Habile avec les politiques, Borja est aussi un savant communicant.

Ainsi n’a-t-il pas ménagé ses commentaires dans la presse espagnole sur la déconfiture de la foire madrilène d’art moderne et contemporain, l’ARCO. Une manière astucieuse de braquer l’objectif sur son institution plutôt que sur la foire. Le volontarisme contagieux de Borja n’exclut pas quelques critiques. « Il n’a pas d’intérêt pour les jeunes artistes, regrette Alex Nogueras, codirecteur de la galerie Nogueras Blanchard à Barcelone. Cela pouvait passer au Macba, car c’était un autre type de musée, où l’on montrait plutôt des artistes oubliés ou peu étudiés. Mais quand on dirige le Reina-Sofía, il faut une vision plus objective du panorama ibérique, car c’est le musée étendard de l’art espagnol. »

Manuel Borja-Villel en dates

1957 Naissance à Burriana (Espagne).

1981 Entame ses études aux États-Unis.

1990 Dirige la Fondation Tàpies à Barcelone.

1998Dirige le Museu d’Art Contemporani (Macba) de Barcelone.

2008 Directeur du Musée Reina-SofÁ­a à Madrid.

2009 Rétrospective « Thomas Schütte » (jusqu’au 17 mai).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°324 du 30 avril 2010, avec le titre suivant : Manuel Borja-Villel, Directeur du Reina-SofÁ­a

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