Charleroi

Turner : un fond d’atelier loquace

Un document exceptionnel sur le travail de l’artiste

Par Michel Draguet · Le Journal des Arts

Le 1 novembre 1994 - 706 mots

À sa mort, en 1851, Joseph Mallord William Turner avait légué à l’Angleterre – en l’occurence la Tate Gallery de Londres – un ensemble de 282 peintures, dont 182 présentées comme "inachevées". Cet ensemble essentiel avait constitué le noyau de la rétrospective présentée en 1983 au Grand Palais. L’exposition présentée à Charleroi fait l’impasse sur les grandes compositions peintes par Turner tout au long de sa vie pour se concentrer sur les dessins et aquarelles conservés à la Tate Gallery et sur des gravures réunies au Fitzwilliam Museum de Cambridge, avec lequel le Palais des beaux-arts de Charleroi avait déjà organisé la présentation des dessins de Burne-Jones.

CHARLEROI - En quelque 150 numéros, l’exposition livre un document exceptionnel sur le travail de Turner. L’artiste, d’abord marqué par la tradition classique, s’était concentré sur la peinture à l’huile. Dans l’Angleterre des Lumières, la pratique de l’aquarelle fait partie de l’éducation du gentleman, qui peint pour exprimer sa capacité à saisir la réalité de façon intuitive. Turner se livrera à cet exercice social, enraciné dans la culture britannique, au hasard de ses pérégrinations sur le Continent ou à l’occasion de ses voyages dans l’An­gle­terre des ruines gothiques.

Le peintre se singularise lorsqu’il double sa pratique de l’aquarelle d’une recherche esthétique qui fait la synthèse d’une tradition coloriste. De Rembrandt, il retient un principe de contraste que la découverte des Vénitiens, de Titien à Véronèse, transpose dans le registre de la couleur. Celle-ci, par nature, est lumière. Turner n’est pas loin d’inventer l’Impressionnisme. Et ce, d’autant plus volontiers qu’il perçoit dans la lumière un agent actif qui ronge les objets et les formes jusqu’à les fondre dans la texture des matières étalées sur le papier. La cuisine du peintre devient complexe : Turner griffe le papier, le sature de couleur, le noie sous l’eau, le gratte, revient, reprend jusqu’à ce que la sensation acquière cette présence lumineuse qui enveloppe la forme jusqu’à la dissoudre.

L’œil comme le papier
L’exposition permet de saisir l’évolution de ce moment créateur qui, dans un premier temps, donne au dessin la primauté avant de laisser la couleur seule s’exprimer. D’abord la plume saisit les lignes des objets, que le peintre représente avec un sens du détail et une précision du trait fulgurants. Peu à peu, le dessin perd en lisibilité et gagne en richesse atmosphérique. On sent l’artiste attiré par les sujets qui offrent ce défi d’une immatérialité papillotante que la couleur doit rendre jusque dans sa texture : chutes d’eau, nuages accrochés aux flancs d’une montagne, tempêtes déchaînées, incendies et bourrasques apparaissent comme autant de prétextes à un héroïsme du pinceau. À certains moments, le titre semble singulièrement loin de l’image.

Entre le récit et son incarnation, Turner laisse ouvert l’espace de la sensation. L’œil caresse le papier, se mêle aux tons, suit les lumières. Turner pénètre jusque dans le papier, dont des études récentes entreprises à la Tate Gallery par Peter Bower ont démontré l’importance dans ses recherches. L’artiste a beaucoup expérimenté, l’exposition en témoigne. Le paysage n’est plus l’espace pittoresque qui unit les citoyens en une société harmonieuse ouverte à la nature. Le paysage devient un lieu de réalisation expressif où l’homme se révèle solitaire dans un combat avec les éléments. L’œuvre de Turner s’impose comme la fusion d’une tradition sociable et pittoresque et d’une veine attachée au sublime.

Par la puissance de son travail, il donne à la nature une dimension historique nouvelle. Le rapport à la réalité apparaît ainsi étonnement moderne. Turner peint peu d’après le motif. Il se contente souvent de notes ou de petits croquis. Son travail nécessite des préparatifs alchimiques qui ne peuvent se satisfaire de quelques coups de pinceau. Les paysages sont repris a posteriori, afin que la mémoire opère son œuvre de sélection et que la sensation s’étoffe d’un désir d’expression souvent étranger au coin de nature. Plus tard, de retour dans l’atelier, le dessin évoluera encore selon une nécessité toute intérieure. Turner invente la nature. Au sortir de l’exposition, on en viendrait même à se demander si le brouillard et la brume existaient avant Turner. Mais, avant lui, les regardait-on comme on le fait aujourd’hui ?

"J.M.W. Turner (1775-1851) – aquarelles et dessins du Legs Turner", Charleroi, Palais des beaux-arts, jusqu’au 18 décembre.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°8 du 1 novembre 1994, avec le titre suivant : Turner : un fond d’atelier loquace

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