Gauguin à Liège

Le centenaire d’un rendez-vous manqué

Comment justifier sa rencontre avec l’avant-garde bruxelloise ?

Le Journal des Arts

Le 1 novembre 1994 - 740 mots

La ville de Liège est-elle apte à concevoir et organiser des expositions de réputation internationale ? La question est légitime après la rétrospective Monet qui s’y est tenue il y a près de deux ans. Le seul nom de Monet, épaulé par 42 œuvres de qualité fort inégale, avait suffit à susciter l’événement sans que pareil retentissement ne soit aucunement justifié. Les 220 000 visiteurs – trois fois plus que pour une exposition à succès en Belgique – avaient été victimes d’un marketing culturel efficace et du tapage médiatique fait autour d’un nom illustre.

LIÈGE - L’année 1994 est celle de Gauguin. Le parti-pris semble davantage fondé sur une réflexion artistique, puisque soixante-et-une œuvres de Gauguin font le déplacement. Des peintures, des aquarelles, des bois gravés, des sculptures, des dessins, des céramiques et des gravures, venus de toute l’Europe, retracent le parcours d’un artiste au nom désormais synonyme de succès. Certes, les chefs-d’œuvre russes des anciennes collections Chtchoukine et Morozov n’ont pas fait le voyage, pas plus que les pièces maîtresses conservées aux États-Unis ou que celles du Musée d’Orsay. On s’en réjouit pour des raisons de conservation. Et ce, d’autant plus aisément qu’un choix plus limité ne signifie pas néces­sairement piètre qualité.

L’exposition, qui vient de s’ouvrir, pourrait être l’occasion de découvertes. L’accent a été mis sur la présence de Gauguin en Belgique, au sein des expositions de l’association fondée par l’avocat et critique d’art Octave Maus, le Cercle des "XX" (1884-1893), puis au Salon annuel, "La Libre Esthétique" (1894-1914), organisé par le même Maus. Gauguin est présenté pour la première fois en Belgique en 1889. Il figurera encore aux "XX" en 1891, et participera à deux reprises à "La Libre Esthétique", en 1894 et 1897. Il ne visitera qu’une seule fois la Belgique en 1894, avant de repartir, désabusé, vers son destin océanien.

Aucun impact sur l’art moderne belge ?
En 1889, sa Vision après le sermon est présentée aux "XX" entourée de onze autres œuvres. A priori – et c’est là que l’exposition prend un parti-pris osé –, Gauguin n’a eu quasiment aucun impact sur l’art moderne en Belgique. En 1889, l’avant-garde bruxelloise est sous la coupe de Seurat et du néo-impressionnisme qui a fait école. À côté de la Vision après le sermon, Les Poseuses focalisent l’attention. Lorsqu’il visite "la Libre Esthétique" en 1894 – il y expose cinq œuvres d’inspiration polynésienne –, l’ère est aux arts décoratifs dans un embrasement pour les Arts & Crafts qui ne suit qu’à distance les recherches symboliques de Gauguin.

Le défi lancé par le commissaire de la manifestation, Madame Françoise Dumont, se situe ici : justifier la rencontre de Gauguin et de l’avant-garde bruxelloise des "XX" et de "La Libre Esthétique" sans donner l’impression de créer à contresens de l’histoire des liens purement factices.

À côté de la rétrospective tant annoncée, la deuxième partie de l’exposition est consacrée aux "amis" de Gauguin présents aux "XX" et à "La Libre Esthétique" : des Français comme Signac, Pissarro, Rodin ou Redon – sans Seurat ? – ; des Belges comme Rops, Khnopff, Van Rysselberghe, Meunier ; des disciples comme Filiger, Ranson, Sérusier ou Denis ; des proches d’esprit comme Crane, Van de Velde ou Van Gogh. Une quarantaine d’œuvres, dont les motifs de choix n’apparaissent pas toujours clairement, encadrent la présentation de Gauguin pour témoigner d’affinités sélectives que le catalogue a la lourde tâche de démontrer.

Ensor absent
On peut s’étonner d’un absent de marque, membre fondateur des "XX" et farouche défenseur, à l’instar de Gauguin, de sa liberté d’esprit et de son indépendance : James Ensor. L’exposition n’a-t-elle pas écarté l’artiste belge sans doute le plus proche de Gauguin ? Gauguin, comme Ensor, s’assimile au Christ ; comme l’Ostendais, il vit de façon dramatique la misère de son insuccès. Comme le peintre des masques, Gauguin récuse le modèle bourgeois.

Comme lui, il fuit pour trouver dans la solitude et la marginalité le vain apaisement d’un rêve impuissant. Tous deux s’échappent de l’Impressionnisme pour aborder les rivages d’un symbolisme halluciné, expressif et personnel. Leur principale divergence réside dans les modalités de la fuite. Ensor s’isole dans l’atelier, Gauguin s’évade par la distance qu’il place entre lui et le monde moderne. L’un et l’autre devaient se comprendre à défaut de s’apprécier.

"Gauguin et la Belgique. Les XX et La Libre esthétique", Liège, salle Saint-Georges, jusqu’au 15 janvier 1995, de 11 à 18 heures, nocturne le mercredi de 19 à 21 heures. Entrée 250 FB.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°8 du 1 novembre 1994, avec le titre suivant : Le centenaire d’un rendez-vous manqué

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